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Pour savoir s'il convient d'établir des municipalités en France dans les cantons qui en sont privés, s'il faut perfectionner ou changer celles qui existent déjà et comment constituer celles qu'on croira nécessaires, il ne s'agit pas de remonter à l'origine des administrations municipales, de faire une relation historique des vicissitudes qu'elles ont essuyées, ni même d'entrer dans de grands détails sur les diverses formes qu'elles ont aujourd'hui. On a beaucoup
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trop employé, en matieres graves, cet usage de décider ce qu'on doit faire, sur l'examen & l'exemple de ce qu'ont fait nos ancêtres, dans des temps d'ignorance & de barbarie ; cette méthode n'est propre qu’à égarer la justice au travers la multiplicité des faits qu'on présente comme autorités ; elle tend à dégoûter les Princes de leurs plus importantes fonctions, en leur persuadant que pour s'en acquitter avec fruit & gloire, il faut être prodigieusement savant. Il ne faut cependant que bien connoître & bien peser les droits & les intérêts des hommes : ces droits & ces intérêts ne sont pas fort multipliés ; de sorte que la science qui les embrasse, appuyée sur des principes de justice que chacun porte dans son cœur, & sur la conviction intime de nos propres sensations, a un degré de certitude très grand, & néanmoins n’a que peu d'étendue ; elle n'exige pas une fort de longue étude, & ne passe les forces d'aucun homme de bien.
Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature ; il ne peut y avoir de raisons de perpétuer les établissemens faits sans raison. Les Rois, prédécesseurs de Votre Ma-
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jesté, ont prononcé, dans les circonstances où ils se sont trouvés, les loix qu'ils ont jugées convenables. Ils se sont trompés quelquefois ; ils l'ont été souvent par l'ignorance de leur siecle, & plus souvent encore ils ont été gênés dans leurs vues par des intérêts particuliers très-puissans, qu'ils ne se sont pas cru la force de vaincre & avec lesquels ils ont mieux aimé transiger. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous asservir à ne pas changer les ordonnances qu'ils ont faites, ou les institutions auxquelles ils se sont prêtés, quand vous avez reconnu que ce changement est juste, utile & possible. Ceux de vos Sujets qui sont les plus accoutumés aux réclamations, n'oseroient contester à Votre Majesté, pour réformer ces abus, un pouvoir législatif, tout aussi étendu que l'étoit celui des prince qui y ont donné ou laissé lieu. La plus grande de toutes les puissances est une conscience pure & éclairée dans ceux à qui la Providence a remis l'autorité ; c'est le desir prouvé de faire le bien de tous. Votre Majesté peut donc se regarder comme un Législateur absolu, & compter sur sa bonne Nation pour l'exécution de ses ordres.
Cette Nation est nombreuse ; ce n'est pas le tout qu'elle obéisse, il faut s'assurer de
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la pouvoir bien commander ; &, pour y parvenir, il me semble qu’il faudroit connoître sa situation, ses besoins, ses facultés, & même dans un assez grand détail ; c'est ce qui seroit plus utile que l'historique des positions passées. Mais c'est encore à quoi Votre Majesté, ne peut pas espérer de parvenir dans l’état actuel des choses ; ce que ses Ministres ne peuvent pas se promettre ; ce que ses Intendans ne peuvent guere plus ; ce que les Subdélégués, que ceux-ci nomment, ne peuvent même que très-imparfaitement, pour la petite étendue confiée à leurs soins. De là naissent, dans l'assiette & la répartition des impositions, dans les moyens de les lever & dans l'administration intérieure, une infinité d'abus, qui sont ceux qui excitent le plus de murmures, & qui, portant le plus sur les dernieres classes du peuple, contribuent effectivement le plus à les rendre malheureuses. Il seroit impossible d'y pourvoir, si l'on n'imaginoit une forme d'après laquelle la plupart des choses qui doivent se faire, se fassent d'elles-mêmes suffisamment bien, & sans que Votre Majesté & ses principaux serviteurs aient besoin d'être instruits que de très-peu de faits particuliers, ni d'y concourir
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autrement que par la protection générale que vous devez à vos sujets. La recherche de cette forme est l'objet de ce mémoire.
La cause du mal, Sire, vient de ce que votre nation n'a point de constitution ; c'est une société composée de différens ordres mal unis, d'un peuple dont les membres n'ont entre eux que très-peu de liens sociaux, où par conséquent presque personne n'est occupé que de son intérêt particulier exclusif, où presque personne ne s'embarrasse de remplir ses devoirs, ni de connoître ses rapports avec les autres ; de sorte que, dans cette guerre perpétuelle de prétentions & d'entreprises que la raison & les lumieres réciproques n'ont jamais réglées, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d'autrui, quelquefois même pour user des siens propres. Vous êtes forcé de statuer sur tout, & le plus souvent par des volontés particulieres ; tandis que vous pourriez gouverner comme Dieu par des lois générales, si les parties intégrantes de votre empire avoient une organisation réguliere & des rapports connus.
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Votre royaume est composé de provinces. Ces provinces le sont de cantons ou d’arrondissements, que l'on nomme, selon les provinces, bailliages, élections, vigueries ou de tel autre nom. Ces arrondissemens sont formés d'un certain nombre de villes & de villages : ces villes & ces villages sont habités par des familles ; il en dépend des terres qui donnent des productions qui font vivre tous les habitans, & fournissent des revenus avec lesquels on paye des salaires à ceux qui n'ont point de terres, & l'on acquitte les impôts consacrés aux dépenses publiques. Les familles enfin sont composées d'individus qui ont beaucoup de devoirs à remplir les uns envers les autres, & envers la société ; devoirs fondés sur les bienfaits qu'ils en ont reçus & qu'ils en reçoivent tous les jours.
Mais les individus sont assez mal instruits de leurs devoirs dans la famille ; & nullement dans ceux qui les lient à l'Etat ; les familles elles-mêmes savent à peine qu'elles tiennent à cet Etat dont elles font partie ; elles ignorent à quel titre ; elles regardent les ordres de l'autorité pour les contributions qui doivent servir au maintien de l'ordre public,
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comme la loi du plus fort, à laquelle il n'y a d'autre raison de céder, que l'impuissance d'y résister & que l’on peut éluder quand on en trouve les moyens. De là chacun cherche à tromper l'autorité, & à rejeter les charges sociales sur ses voisins ; les revenus se cachent & ne peuvent plus se découvrir que très-imparfaitement, par une sorte d'inquisition dans laquelle on diroit que Votre Majesté est en guerre avec son peuple ; & dans cette espèce de guerre qui, ne fût-elle qu'apparente, seroit toujours fâcheuse, personne n'a intérêt à favoriser le Gouvernement; celui qui le feroit, seroit vu de mauvais œil. Il n'y a point d'esprit public, parce qu'il n'y a point d'intérêt commun visible & connu. Les villages & les villes, dont les membres sont ainsi désunis, n'ont pas plus de rapport entre eux dans les arrondissements auxquels ils sont attribués ; ils ne peuvent s’entendre pour aucun des travaux publics qui leur seroient nécessaires. Les différentes divisions des provinces sont dans le même cas, & les provinces elles-mêmes s'y trouvent par rapport au royaume. Quelques-unes de ces provinces ont cependant une espece de constitution, des assemblées, une sorte de vœu public ; c'est
 
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ce l’on appelle les pays d'Etats : mais, étant composés d'ordres dont les prétentions sont très-diverses & les intérêts très-séparés les uns des autres, & de celui de la nation, ces Etats sont encore loin d'opérer tout le bien qui seroit à desirer pour les provinces, à l'administration desquelles ils ont part. C'est peut-être un mal que ces demi-biens locaux : les provinces qui en jouissent en sentent moins la nécessité d’une réforme ; mais Votre Majesté peut les y conduire, en donnant aux autres provinces qui n'ont point du tout de constitution, une constitution mieux organisée que celle dont s'enorgueillissent aujourd'hui les pays d'Etats : c'est par l'exemple qu'on peut leur faire desirer, Sire, que votre pouvoir les autorise à changer ce qu'il y a de défectueux dans leur forme actuelle.
Pour faire disparoître cet esprit de désunion qui décuple les travaux de vos serviteurs & de Votre Majesté, & qui diminue nécessairement & prodigieusement votre puissance ; pour y substituer au contraire un esprit d'ordre & d'union qui fasse concourir les forces & les moyens de votre nation au bien commun, les rassemble dans votre main & les rende faci-
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les à conduire, il faudroit imaginer un plan qui les liât par une instruction à laquelle on ne pût se refuser, par un intérêt commun très-évident, par la nécessité de connoître cet intérêt, d'en délibérer, de s'y conformer ; qui liât, dis-je, les individus à leurs familles, les familles au village ou à la ville à qui elles tiennent, les villes & les villages à l'arrondissement dans lequel ils sont compris, les arrondissemens aux provinces dont ils font partie, les provinces enfin à l'Etat. J'oserai proposer à Votre Majesté sur ces différens objets, bien propres à intéresser son cœur bienfaisant & son amour pour la véritable gloire, plusieurs établissemens, dont je développerai les avantages à mesure que j'en ferai passer le projet sous ses yeux.
 
De la manière de préparer les Individus à bien entrer dans une bonne constitution de société.
 
La première, & peut-être la plus importante de toutes les institutions que je croirois nécessaires, celle qui me semble la plus propre à immortaliser le regne de Votre Majesté, & qui doit influer sur
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la totalité du Royaume, seroit, Sire, la formation d'un Conseil de l'instruction nationale, sous la direction duquel seroient les Académies, les Universités, les Colléges, les petites Ecoles. Le premier lien des nations est les mœurs ; la premiere base des mœurs, est l'instruction prise dès l'enfance sur tous les devoirs de l'homme en société. Il est étonnant que cette science soit si peu avancée. Il y a des méthodes & des établissemens pour former des Géometres, des Physiciens, des Peintres ; il n'y en a pas pour former des Citoyens ! Il y en auroit, si l'instruction nationale étoit dirigée par un de vos Conseils, dans des vues politiques, d'après des principes uniformes : ce Conseil n'auroit pas besoin d'être très-nombreux, car il faudroit qu'il ne pût avoir lui-même qu'un seul esprit ; il feroit composer dans cet esprit les livres classiques d'après un plan suivi, de maniere que l'un conduisît à l'autre, & que l'étude des devoirs du citoyen, membre d'une famille & de l'Etat, fût le fondement de toutes les autres études, qui seroient rangées dans l'ordre de l'utilité dont elles peuvent être à la société.
Il veilleroit à toute la police de l'é-
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l'éducation ; il y pourroit rendre utiles les corps littéraires : leurs efforts à présent ne tendent qu'à former des savans, des littérateurs, des gens d'esprit & de goût, & ceux qui ne sauroient prétendre à ce terme, restent abandonnés & ne sont rien. Un nouveau systême d'éducation, qui ne peut s’établir que par toute l'autorité de Votre Majesté, secondée d'un Conseil très-bien choisi, conduiroit à former dans toutes les classes de la société, des hommes vertueux & utiles, des ames justes, des cœurs purs, des citoyens zélés ; ceux d'entre eux qui pourroient & voudroient se vouer spécialement aux sciences & aux lettres, détournés des choses frivoles par l'influence des premiers principes qu'ils auroient reçus, porteroient dans leur travail un caractère plus suivi & plus mâle. Le goût même y gagneroit comme le ton national : il deviendroit plus sévere & plus élevé, mais sur-tout plus tourné aux choses honnêtes. Ce seroit le fruit de l'uniformité des vues patriotiques que ce Conseil de l'instruction feroit répandre dans tous les enseignements qu'on donneroit à la jeunesse.
Il n'y a présentement qu'une seule instruction qui ait quelque uniformité, c'est
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l'instruction religieuse, encore cette uniformité n'est-elle pas complette ; les livres classiques varient d'un diocese à l'autre ; le catéchisme de Paris n'est pas celui de Montpellier, ni l'un ni l'autre ne sont celui de Besançon. Cette diversité de livres classiques est impossible à éviter dans une instruction qui a plusieurs chefs indépendans les uns des autres. Celle que feroit donner votre Conseil de l'instruction n'auroit pas cet inconvénient ; elle seroit d'autant plus nécessaire, que l'instruction religieuse est particuliérement bornée aux choses du ciel. La preuve qu'elle ne suffit pas pour la morale à observer entre les citoyens, & sur-tout entre les différentes associations de citoyens, est dans la multitude de questions qui s'élevent tous les jours, où Votre Majesté voit une partie de ses sujets demander à vexer l'autre par des priviléges exclusifs ; de sorte que votre Conseil est obligé de réprimer ces demandes, de proscrire comme injustes les prétextes dont elles se colorent. Votre royaume, Sire, est de ce monde, & c'est à la conduite que vos sujets y tiennent les uns envers les autres & envers l'Etat, que Votre Majesté est obligée de veiller pour l'acquit de sa cons-
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cience & pour l'intérêt de sa couronne, sans mettre aucun obstacle (& même bien au contraire) aux instructions dont l'objet s'éleve plus haut, & qui ont déjà leurs regles & leurs ministres tout établis. Je crois donc ne pouvoir rien vous proposer de plus avantageux pour votre peuple, de plus propre à maintenir la paix & le bon ordre, à donner de l'activité à tous les travaux utiles, à faire chérir votre autorité, & à vous attacher chaque jour de plus en plus le cœur de vos sujets, que de leur faire donner à tous une instruction qui leur manifeste bien les obligations qu'ils ont à la société & à votre pouvoir qui la protége, les devoirs que ces obligations leur imposent, l'intérêt qu'ils ont à remplir ces devoirs, pour le bien public & pour le leur propre. Cette instruction morale & sociale exige des livres faits exprès au concours ; un maître d'école dans chaque paroisse, qui les enseigne aux enfans avec l'art d'écrire, de compter, de toiser, & les premiers principes de la mécanique. L'instruction plus savante & qui embrasseroit progressivement les connoissances nécessaires aux citoyens, dont l'état exige des lumieres plus étendues, se donneroit dans les colléges, mais toujours d'après les mêmes principes plus
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développés selon les fonctions que le rang des éleves les met à portée de remplir dans la société.
Si Votre Majesté agrée ce plan, je mettrai sous ses yeux les détails qui pourroient y être relatifs, dans un mémoire spécial. Mais j'ose lui répondre qu’en dix ans sa nation ne seroit pas reconnoissable, & que par les lumieres & les bonnes mœurs, par le zele éclairé pour votre service & pour celui de la patrie, elle seroit infiniment au-dessus de tous les autres peuples qui existent & qui ont existé. Les enfans qui ont actuellement dix ans, se trouveront alors des hommes de vingt, préparés pour l'Etat, affectionnés à la patrie, soumis, non par crainte, mais par raison à l'autorité ; secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à connoître & à respecter la justice, qui est le premier fondement des sociétés : de tels hommes rempliront tous les devoirs que la nature leur impose envers leur famille, & conformeront sans doute des familles qui se comporteront bien dans le village auquel elles tiendront. Mais il n'est pas nécessaire d'attendre les fruits de cette bonne éducation, pour intéresser déjà les familles existantes à la chose publique & au service de V. M., & rien n'empêche de les
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employer, telles qu'elles sont, à la composition de villages réguliers, qui soient autre chose qu'une assemblée de maisons, de cabanes & d'habitans non moins passifs qu'elles ; ce peut même être un très-bon moyen de rendre facile l'éducation des peres & des éleves, que d'offrir à l'ambition honnête un objet, & au mérite un emploi, dans la part que les sujets distingués prendront naturellement par la suite à l’arragement des affaires du lieu où leur famille sera domiciliée.

De ce qui constitue naturellement les Villages, & de l'espece d'Administration municipale dont ils sont susceptibles.

Un village est essentiellement composé d'un certain nombre de familles qui possédent les maisons qui le forment, & les terres qui en dépendent. La police ecclésiastique a fait à cet égard des divisions de territoire assez bien entendues. Les paroisses n'ont pas entre elles une égalité fort notable ; & le petit nombre de celles qui pourroient être regardées comme trop grandes, sont subdivisées par des annexes ou des succursales. On a été conduit à ces divisions, par la nécessité de ne donner aux paroisses qu'une étendue, dans laquelle il ne soit pas
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au-dessus des forces d'un Curé de remplir les fonctions de son ministere. La division par paroisses, ou si l'on veut par succursales, peut donc être & est déjà adoptée de fait pour les villages ; chacune de ce divisions a un territoire connu & déterminé, susceptible d'une administration politique aussi claire que l'administration religieuse que le Curé y exerce, & cette administration, relative au territoire, doit être on ne peut pas plus facile à remplir par ceux qui sont sur les lieux.
Les objets qui peuvent la concerner sont, 1°. de répartir les impositions ; 2°. d'aviser aux ouvrages publics, chemins vicinaux, & autres spécialement nécessaires au village ; 3°. de veiller à la police des pauvres & à leur soulagement ; 4°. de savoir quelles sont les relations de la paroisse avec les autres villages voisins, & avec les grands travaux publics de l'arrondissement, & de porter, à cet égard, le voeu de la paroisse à l'autorité supérieure qui peut en décider.
Les points indispensables pour que les affaires de chaque village soient bientôt faites, ne sauroient être remplis par les Syndics actuels, qui n'ont aucune autorité, ni par les Subdélégués, qui ont chacun un
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trop grand nombre de villages sous leur jurisdiction pour les bien connoître en détail. Les Commissaires aux tailles & les Contrôleurs des vingtiemes, indépendamment de ce qu'ils ont aussi un assez grand arrondissement, sont dans le cas d'être sans cesse trompés par les fausses déclarations & par l'intérêt général que tout le monde a de les induire en erreur relativement aux impositions : ils n'ont aucun titre, ni droit, ni intérêt pour se mêler des autres parties. D'ailleurs, ils annoncent toujours le Gouvernement comme exigeant, comme la partie adverse de chacun : au lieu qu'une administration prise sur le lieu même, pour la répartition de l'impôt, seroit la partie de ses propres concitoyens, & s'il s'élevoit des difficultés, l'autorité souveraine n'auroit qu’à y paroître comme juge & protectrice de tous.
La nécessité de former une administration de villages, qui pût soulager votre Gouvernement, Sire, d'une fonction que le peuple regarde comme odieuse, & pourvoir en même-temps aux besoins spéciaux de chaque lieu, me semble très-clairement établie, par l'exposition même de la chose.
Mais, sur quels principes l’administration
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municipale villageoise doit-elle être établie, & qui sont ceux qui doivent y avoir part ? C'est une question fondamentale, & je dois mettre la discussion sous les yeux de Votre Majesté.
 
Premierement, il est clair qu'on ne doit pas envoyer des officiers tirés d'un autre lieu, auxquels il faudroit donner des appointemens ou des priviléges; ce seroit une charge trop considérable pour les villages, & ce pourroit être une source de vexations, ou du moins de murmures. Les soins à prendre pour l'administration des villages, sont à peu près de la même nature de ceux que chacun prend volontiers soi-même pour gouverner son propre bien, & pour lesquels il seroit très-fâché qu'on lui donnât un officier public. Il paroît donc constant qu'on n'y doit employer que les gens du village même, qui ont un intérêt direct à la chose, & pour lesquels son succès est une récompense bien suffisante.
 
Mais tous les gens du village doivent-ils y influer également ? C'est une seconde question, qui demande d’être traitée avec un peu plus d'étendue.
Il sembleroit au premier coup d'œil,
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que tout chef de famille, habitant dans un village, devroit avoir sa voix, au moins pour choisir ceux qui auroient à se mêler des affaires de la communauté. Mais indépendamment de ce que les assemblées trop nombreuses sont sujettes à beaucoup d'inconvéniens, de tumultes, de querelles, de ce qu'il est difficile que la raison s'y fasse entendre, & que la pauvreté des votans les rendroit faciles à corrompre, & pourroit faire acheter les places d'une maniere qui aviliroit la nation, que Votre Majesté veut au contraire élever, améliorer, ennoblir, & qui perdroit tout le fruit d’une bonne éducation qu'on veut lui donner, on voit, en y regardant plus attentivement, qu'il n'y a de gens qui soient réellement d'une paroisse ou d'un village, que ceux qui y possédent des biens-fonds ; les autres ne sont que des journaliers qui n'y ont qu'un domicile de passage ; ils vont faucher les foins dans un canton, couper les blés dans un autre, faire la vendange dans un troisieme. Des manœuvres Limousins viennent bâtir les maisons à Paris ; des Auvergnats vont ramoner les cheminées en Espagne. Dans tout le royaume, c'est la classe des gens de campagne, qui
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n'ont point de terres, qui recrutent les valets, une grande partie des armées, & les petits artisans, lesquels portent leur talent avec eux dans l’endroit où ils jugent que l'emploi leur sera plus profitable, & souvent hors du royaume. Ces gens ont aujourd'hui une habitation, demain une autre : ils sont au service de la nation en général; ils doivent par-tout jouir de la douceur des loix, de la protection de votre autorité, & de la sûreté qu'elle procure ; mais ils n'appartiennent à aucun lieu. En vain voudroit-on les attacher à l'un plutôt qu'à l'autre. Mobiles comme leurs jambes, ils ne s'arrêtent jamais qu'à celui où ils se trouvent le mieux. C'est aux propriétaires de chaque canton à les attirer chez eux, en raison du besoin qu'ils peuvent en avoir : l'Etat lui-même n'a sur eux qu'un droit moral & une autorité de police ; il n'a pas le pouvoir physique de les retenir dans son sein. Loin de les fixer à un village, il ne peut pas même les conserver au royaume, autrement que par des bienfaits qui déterminent leur libre choix. Toutes les fois qu'on s'est vu réduit à défendre les émigrations d'ouvriers, on a été trompé dans ses vues ; ces émigrations ne peuvent s'empê-
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cher que de gré à gré, par l'appât d'un meilleur sort. Les richesses mobiliaires sont fugitives comme les talens ; & malheureusement qui ne possede point de terres, ne sauroit voir de patrie que par le cœur, par l'opinion, par l'heureux préjugé de l'enfance : la nécessité ne lui en donne point ; il échappe à la contrainte, il esquive l'impôt : quand il paroît le payer, il le passe en compte dans la masse générale de ses dépenses, & se le fait rembourser par les propriétaires des biens-fonds qui lui fournissent ses salaires. C'est à quoi ne manquent jamais les marchands, qui font toujours entrer les impôts dans leurs factures, comme les autres fonds qu'ils emploient dans leur commerce, & se les font rembourser de même ordinairement avec dix pour cent de profit, & quelquefois sur un pied plus haut, si leur commerce est d'une nature plus avantageuse. Mais s'il arrive, que, dans la vue de faire contribuer leur gain, on hausse l'impôt jusqu'à leur faire percre cette faculté de se faire donner un profit par-delà, & par conséquent, jusqu'à déranger leur commerce, & les privant d’un gain qu'ils ont spéculé devoir faire sur
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le capital qu'ils déboursent, ils abandonnent leurs entreprises & le pays.
Il n'en est pas ainsi des propriétaires du sol ; ils sont liés à la terre par leur propriété ; ils ne peuvent cesser de prendre intérêt au canton où elle est placée : ils peuvent la vendre, il est vrai, mais alors ce n'est qu'en cessant d'être propriétaires, qu'ils cessent d'être intéressés aux affaires du pays, & leur intérêt passe à leur successeur ; de sorte que c'est la possession de la terre, qui non-seulement produit, par les fruits & par les revenus qu'elle rapporte, les moyens de donner des salaires à ceux qui en ont besoin, & place un homme dans la classe des payeurs, au lieu d'être dans celle des gagistes de la société ; mais c'est encore elle encore qui, liant indélébilement le possesseur à l'état, constitue le véritable droit de Cité.
Il semble donc, Sire, qu'on ne peut légitimement accorder l'usage de ce droit, ou la voix dans les assemblées de paroisse, qu'à ceux qui y possedent des biens-fonds.
Ce point accordé, il s'éleve une nouvelle question fort importante, qui est de savoir si tous les propriétaires des biens-
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fonds doivent avoir voix, & voix au même degré.
Je crois que Votre Majesté pourra décider cette question, après quelques considérations.
Il semble donc, Sire, qu'on ne peut légitimement accorder l'usage de ce droit, ou la voix dans les assemblées de paroisse, qu'à ceux qui y possedent des biens-fonds.
Ces enfans & leur famiile ne subdivisent plus de la terre ; ils louent, comme ils peuvent, cette petite propriété très-insuffisante pour leurs besoins les plus essentiels ; & se livrant aux arts, aux métiers, au commerce, à la domesticité, à toutes les façons de gagner salaire aux dépens des propriétaires fonciers, c'est par leur travail que ces nouveaux chefs de famille, déshérités pour ainsi dire, par la terre, parviennent à subsister ; ils appartiennent principalement à la classe salariée : celle des propriétaires de fonds à laquelle ils ne tiennent que par quelques perches de terre, souvent sans culture & sans valeur, ne peut les réclamer qu'en très-petite partie. Il n'est pas naturel que de tels hommes aient voix comme
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le propriétaire de 50,000 liv. de rentes en biens-fonds ; il n'est pas naturel qu'on puisse acquérir une voix qui donne le droit de suffrage, ou, en d'autres termes, le droit complet & suprême de Cité, en achetant un petit terrein sur lequel un citoyen ne peut subsister. Nous avons remarqué plus haut l'inconvénient grave d'accorder le droit de suffrage à des gens trop dénués de fortune. A Dieu ne plaise que je conseille à Votre Majesté d'ouvrir une porte par où la corruption vénale pût entrer & pénétrer jusque dans les campagnes ! il en faudroit cent pour qu'elle pût sortir du reste du pays.
Je crois que Votre Majesté pourra décider cette question, après quelques considérations.
Il semble donc, Sire, qu'on ne peut légitimement accorder l'usage de ce droit, ou la voix dans les assemblées de paroisse, qu'à ceux qui y possedent des biens-fonds.
J'estimerois donc que l'homme qui n'a pas en fonds de terre de quoi faire subsister sa famille, n'est pas un propriétaire chef de famille, & ne doit point avoir de voix en cette qualité ; mais cet homme cependant, s'il possede un fonds quelconque, quoiqu’insuffisant pour soutenir sa maison, est intéressé pour sa part à la bonne répartition des impositions & à la bonne administration des services & des travaux publics de son canton, en raison au moins de sa petite propriété fonciere ; on ne peut pas lui
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donner une voix pleine, on ne peut pas lui refuser entiérement voix. Ce n'est pas, si l'on peut dire ainsi, un citoyen entier, c'est une fraction plus ou moins forte de citoyen.
J'appellerai un citoyen entier, un franc tenancier, un franc citoyen, celui qui posséderoit une propriété fonciere, dont le revenu suffiroit à l'entretien d'une famille, car celui-là est chef de famille, ou pourra l’être quand il lui plaira. Il est de droit ce que les Romains nommoient paterfamilias, il a feu & lieu déterminés ; il tient au sol & y tient place d'une famille dans l'état actuel du prix des denrées & des services : cela suppose au moins 600 liv. de revenu net en fonds de terre, ou la valeur d'environ 30 setiers de blé.
Celui qui n'a que 300 liv. de revenu, n'est qu'un demi-citoyen, car s'il a famille, il faudra qu'il la fasse subsister au moins à moitié du salaire des arts, des métiers, du commerce, du travail quelconque. Celui qui n'a que 100 livres n'est qu'un sixieme de citoyen.
Je proposerai donc à Votre Majesté de n'accorder une voix de citoyen qu'à chaque portion de 600 l. de revenu ; de sorte que,
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dans les assemblées de paroisse, celui qui jouiroit de ce revenu parleroit pour lui-même ; mais ceux dont le revenu seroit au-dessus sic se trouveroient dans l'obligation de se réunir pour exercer leur droit : par exemple, deux de 300 liv., ou quatre de 150l., ou six de 100 liv., ou douze de 50 liv., nommeroient entre eux un député qui porteroit la voix des autres, & représenteroit à lui seul le citoyen chef de famille, dont leurs revenus réunis pourroient former le patrimoine. Celui-là seul auroit entrée à l'assemblée parois siale, & y porteroit une voix de citoyen, tant en son nom qu'en celui des associés qui auroient réuni leur fraction de voix pour former la sienne. Ceux qui l'auroient choisi, n'auroient pas d'entrée ni de voix à l’assemblée générale, mais seulement le droit de le choisir pour l'année, dans une petite assemblée à eux particuliere ; droit qui entraîne celui de lui donner à la pluralité des voix, les instructions que ces co-associés trouveroient nécessaires dans leur assemblée particuliere. On permettroit que chaque citoyen fractionnaire se réunît avec les autres fractionnaires qui lui conviendroient le mieux, pour former, d'un commun accord leur voix de citoyen, & nommer celui qui en
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seroit chargé ; on compteroit, quoiqu’ils ne fussent que six, comme s'ils étoient douze électeurs, chacun de ceux de 50 liv. comptant pour un, celui de 100 liv. pour deux, celui de 150 liv. pour trois, celui de 200 liv. pour quatre, &c.
Les assemblées de paroisse ne seroient alors ni trop nombreuses, ni tumultueuses, ni absolument déraisonnables. Une communauté actuellement embarrassante, & formant une centaine de familles ou plus, se réduiroit souvent à cinq ou six personnes portant voix de citoyen, très-peu entiéremeni pour leur compte & la plupart portant procuration des citoyens fractionnaires. Chacun de ceux-ci cependant y seroit pour sa part, & en raison de l'intérêt que sa part pourroit lui donner; & l'élection des citoyens chargés de voix se renouvelant tous les ans, on seroit moralement sûr que les voix civiques seroient portées par les plus dignes & les plus agréables aux autres.
Si Votre Majesté permet aux citoyens fractionnaires de se réunir pour faire porter la voix attribuée à une certaine somme de revenu par un d'entre eux, & si cela semble juste, pour que chacun des Propriétaires de terres, quelque petite que soit sa propriété, puisse se flatter d'avoir une lé-
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gere influence dans les délibérations qui lui importent & en raison du rapport qu'elles peuvent avoir avec son revenu ; il pourroit être également équitable, & il seroit surtout utile de permettre à ceux dont le revenu pourroit faire vivre plusieurs familles de citoyens, & qui par conséquent en occuperoient la place sur le territoire, de diviser idéalement leurs voix, & d'en porter autant qu'ils réuniroient en leur possessions de portions complettes de citoyens ; ensorte que celui qui auroit 1200 livres de revenu, provenant du territoire d'une paroisse, porteroit deux voix à son assemblée ; celui qui auroit 100 louis, en porteroit quatre, & ainsi du reste.
Cet arrangement paroît fondé sur la justice, puisque celui qui a quatre fois plus de revenus de biens-fonds dans une paroisse, a quatre fois plus à perdre, si les affaires de cette paroisse vont mal, & quatre fois plus à gagner, si tout y prospere.
S’il est juste qu'un homme riche, qui a du bien & des intérêts dans plusieurs paroisses, puisse voter & faire fonction de citoyen dans chacune, en raison de l'intérêt qu'il y a, il n'est pas plus étrange de voir un homme représenter plusieurs citoyens & en remplir les fonctions, que de
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voir le même homme avoir plusieurs seigneuries, & dans chacune d'elles agir, non pas en son propre & privé nom, mais comme le Seigneur du lieu.
Votre Majesté elle-même possede plusieurs états à différens titres ; elle est Roi de Navarre, Dauphin du Viennois, Comte de Provence, &c. Il ne répugne donc pas de regarder un homme qui a deux parts de citoyen, comme deux citoyens, & il peut avoir ainsi plusieurs parts dans plusieurs paroisses, sans que celle de l'une lui donne ou lui ôte rien dans une autre ; lui laisser jouir de cette prérogative, ce n'est lui laisser que ce que la nature, dans sa propriété, lui attribue.
Cet arrangement seroit utile, en ce que, mettant le plus souvent la pluralité des voix décisives du côté de ceux qui ont reçu le plus d'éducation, il rendroit les assemblées beaucoup plus raisonnables, que si c'étoient les gens mal- instruits & sans éducation qui prédominassent. L'espece de matieres sur lesquelles les assemblées provinciales peuvent avoir à délibérer, ne sont pas de celles où les riches peuvent être oppresseurs des pauvres ; ce sont celles, au contraire, où les uns & les autres ont un intérêt commun. Mais les plus grands
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avantages qui frapperont Votre Majesté dans l'arrangement qui distribueroit les voix des citoyen en raison de leur fortune, sont, 1°. Celui de mettre aux prises, pour le bien du pays & de votre service, la vanité & l'ambition qui veulent jouer un personnage, avec l'avarice qui voudroit se refuser à l'impôt, & 2°. celui de donner, par la forme même de la distribution des voix, la meilleure regle possible de répartition, & la moins sujette à querelles.
Les voix étant attribuées à une certaine somme de revenu, la réclamation de la voix ou de telle fraction de voix, ou de tant de voix, sera l'aveu & la déclaration de tel revenu ; de sorte que les proportions de fortunes étant connues, la répartition de l'impôt se trouvera faite avec celle des voix, par les habitans eux-mêmes, sans aucune difficulté. Les particuliers qui voudront jouir de toute l'étendue des voix appartenant à leur propriété, feront des déclarations fidelles. Ces déclarations étant faites devant la paroisse même, dont tous les habitans savent & connaissent fort bien les terres les uns des autres & leur produit habituel, ne pourront être fautives. Si l'avarice portoit quelqu'un à sacrifier de son rang & à ne pas réclamer le nombre de voix
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qui lui appartiendroit, les autres citoyens de la paroisse, qui auroient un intérêt très-frappant à y prendre garde, puisqu'ils ne pourroient tolérer cette manoeuvre sans se soumettre à répartir entr’eux la charge qu'il auroit voulu éviter, ne manqueroient pas de relever l'erreur, & de dire à l'avare : Vous êtes trop modeste, Monsieur ; votre bien vaut tant, jouissez de vos voix. S'il s'élevoit des contestations sur ce point, elles pourroient être jugées comme toute autre relative à l'impôt ; mais ce seroit une instance entre la paroisse & le délinquant, où rien de ce qu'elle pourroit avoir de désagréable ne retomberoit sur l'autorité.
Les voix étant attribuées à une certaine somme de revenu, la réclamation de la voix ou de telle fraction de voix, ou de tant de voix, sera l'aveu & la déclaration de tel revenu ; de sorte que les proportions de fortunes étant connues, la répartition de l'impôt se trouvera faite avec celle des voix, par les habitans eux-mêmes, sans aucune difficulté. Les particuliers qui voudront jouir de toute l'étendue des voix appartenant à leur propriété, feront des déclarations fidelles. Ces déclarations étant faites devant la paroisse même, dont tous les habitans savent & connaissent fort bien les terres les uns des autres & leur produit habituel, ne pourront être fautives. Si l'avarice portoit quelqu'un à sacrifier de son rang & à ne pas réclamer le nombre de voix.
Pour assurer d'autant plus la vérité des déclarations tendantes à la distribution des voix, & par suite à la distribution de l'impôt, on pourroit, Sire, y faire concourir une loi, qui ne paroîtroit pas avoir un rapport direct aux municipalités, mais seulement à la sûreté des créances entre vos sujets, & qui consisteroit à rendre les hypotheques spéciales, & à déclarer que, lorsqu'un bien seroit engagé pour les trois quarts de sa valeur, les créanciers, ou un seulement pour tous, seroient en droit de le faire vendre : ce qui est juste ; car un
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pouvant n'être pas vendu tout ce qu’il vaut, lorsqu'on le met à l'enchere, ou pouvant être dégradé par un homme qui le ruine, les créanciers n'auroient point de sûreté dans leur hypotheque, s’ils n'avoient pas le droit d'exiger la vente lorsque le bien seroit engagé aux trois quarts. Il s'ensuivroit alors que le propriétaire d'une terre de 40,000 l. qui pourroit avoir trois voix dans sa paroisse, n'oseroit se déclarer pour une voix ou une & demie ; car la terre n'étant alors estimée que 20,000 liv., il risqueroit, pour 15,000 liv. de dettes, d'être dépouillé de sa propriété ; au lieu qu'en la déclarant fidélement, il conserveroit la liberté d'emprunter, sans risque, jusqu'à 30,000 liv.
Il semble que cette précaution, jointe à l'ambition naturelle de jouir aux assemblées de toutes les voix qu'on pourroit y réclamer, & à l'intérêt qu'auroient qu’auroient les paroisses de n'en laisser prendre à personne moins qu'il n'en dqu’il n’en devroit avoir, assureroit, autant qu'il est possible, la juste distribution des voix, de sorte que la répartition de l'impôt, faite d'après cette distribution relative aux fortunes, ne donneroit aucun embarras, & opéreroit envers le peuple un véritable soulagement ; car les erreurs inévi-
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tables dans la répartition actuelle, rendent le fardeau de l'impôt beaucoup plus lourd pour ceux qui en sont chargés, & qui sont ordinairement les plus pauvres, ceux qui ont le moins de moyens de réclamer, & sont le moins à portée de se faire entendre.
Quand l'établissement des municipalités villageoises ne vous donneroit, Sire, que cet avantage d'avoir la répartition la plus équitable de l'impôt, ce seroit assez pour rendre le regne de Votre Majesté honorable, pour lui mériter les bénédictions de votre peuple & l'estime de la postérité.
Mais il y auroit beaucoup d'autres avantages à cette opération. Un des premiers est celui d'assurer dans chaque lieu la confection des travaux publics, qui lui sont spécialement nécessaires dans l'état actuel. Les rues & les abords de la plupart des villages sont impraticables ; les laboureurs sont obligés de multiplier inutilement & dispendieusement les animaux de trait, pour voiturer leurs engrais & leurs récoltes, pour conduire leurs denrées au marché, pour tous les charrois qu'exige leur exploitation ; il leur en coûte beaucoup plus pour ces animaux, & par le temps perdu ou les harnois brisés, qu'il n’en coûteroit pour réparer ces mauvais pas. Et quelle que soit
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la pauvreté des campagnes, c'est bien moins l'argent qui manque pour les chemins vicinaux, puisque leur défaut occasionne plus de dépense que ne pourroit faire leur réparation ou même leur construction ; c'est bien moins l'argent qui manque que l'esprit public & que la forme pour assembler, notifier & rendre actif le vœu des habitants. Une assemblée municipale s'occuperoit de ces points, qui, répétés en chaque lieu, peuvent donner plusieurs millions de profits sur les frais de la culture & sur ceux du commerce ; profit qui, restant dans les mains des classes laborieuses de vos sujets, se multiplieroient d’eux-mêmes par le cours naturel des choses.
On a eu autrefois la mauvaise politique d'empêcher les communautés de se cottiser pour faire ainsi les travaux publics qui peuvent les intéresser ; cela contribue beaucoup à donner aux villages l'apparence, &, en grande partie, la réalité de la misere, en rendant les habitations mal-saines, & les charrois difficiles & coûteux.
La raison pour laquelle on s'opposoit à ces dépenses particulieres des villages, étoit la crainte qu'ils n'en eussent plus de peine à acquitter les impôts : cette raison est mauvaise ; car les villages ne pouvant se
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porter à ces sortes de travaux que pour leur utilité commune, il est clair qu'en faisant ce qu'ils reconnoissent être leur propre avantage, ils se mettent plus à leur aise, & augmentent leur faculté de payer.
D'ailleurs, lorsque l'impôt est acquitté, il est clair que les propriétaires sont bien les maîtres de faire de leur revenu ce qu'il leur plaît & ce qu'ils entendent, pour rendre le pays plus habitable, & faciliter les travaux utiles : ils en font un des usages les plus désirables pour la société, & par conséquent pour Votre Majesté même.
Ces petits travaux spécialement utiles à chaque lieu, outre l'avantage direct dont ils seront pour les paroisses qui les feront exécuter, auront celui de faciliter extrêmement la police des pauvres, dont je pense qu'il faudroit laisser les soins, en chaque canton, à l'assemblée municipale : elle fourniroit des occasions de les employer dans les saisons mortes, & de rendre la charge de leur entretien presque insensible à la paroisse.
Un autre avantage considérable, qu'on peut & doit retirer des assemblées municipales de
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villages, est la confection simple & sans frais d'un terrier général du royaume. Chaque assemblée étant obligée, pour régler les voix, d'énoncer dans le procès-verbal de leur distribution, à quel titre chacun de ses membres en jouit, n’y pourra parvenir qu’en faisant la description des terres par tenans & aboutissans ; cela ne sera que d'un très-petit embarras pour l'assemblée du village, car chacun y connoît fort bien ses propres terres & celles de ses voisins. On peut les conduire en peu d'années à justifier leurs titres à voix, par arpentage & carte topographique, en adjugeant par provision à la communauté, les terres qui ne seront réclamées par l'arpentage de personne, ou qui, dans l’arpentage, surpasseront la mesure que chacun aura déclarée de son bien : cet intérêt donné à la paroisse, de vérifier les déclarations, assurera encore leur fidélité.
Des fonctions aussi simples, à quoi se borneront à-peu-près celles des municipalités villageoises, ne seront au-dessus de la portée de personne dans le séjour qu'il habite, & où, de tout temps, s'est trouvé son patrimoine. Elles ne sauroient nuire à l'exercice de votre autorité ; elles contribueroient au contraire à la rendre précieuse
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à votre peuple, puisqu'elles ajouteroient à son bonheur, & que jointes à l'instruction publique, qui influeroit chaque jour de plus en plus sur lui, rendroit évident à chacun, que l'augmentation de la richesse & de la félicité nationale, seroit due à vos loix & à vos travaux.
Le plus grand, & peut-être le seul embarras qu'il puisse y avoir dans les faciles opérations confiées aux assemblées municipales des paroisses, peut venir de la différente nature des impositions successivement introduites dans des temps où l'utilité des formes les plus simples n'étoit pas connue, où des prétentions de dignités soutenues d'une puissance réelle, contraignirent de rejeter le fardeau de la plus forte partie des charges publiques sur le peuple qui ne possède que la plus petite partie des terres & des revenus. La noblesse est exempte de la taille & des impositions accessoires ; le clergé joint à cette même exemption celle de la capitation & celle des vingtiemes, auxquelles il supplée par un don gratuit très-éloigné d'être dans la même proportion avec ses revenus. Il en résulte que la somme totale des impositions, qui ne seroit pas lourde si elle étoit également réparties sur tous les revenus
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e l'Etat, ne portant que sur une portion de ces revenus, paroît insupportable à un grand nombre de contribuables, & restreint en effet beaucoup trop les moyens qui peuvent rester aux propriétaires d'entre le peuple, pour l'entretien & l'amélioration de leurs domaines. Ce sont ces prétentions, que l'avarice a couvertes du voile de la vanité, qui ont principalement induit les Rois prédécesseurs de Votre Majesté, à établir une multitude d'impôts de toute especes, sur tous les genres de commerce & de consommation : par ces impositions indirectes, ils sont bien parvenus en effet à arracher des impositions à la noblesse & au clergé, qui sont forcés dans leurs dépenses, d'acquitter les diverses taxes imposées sur tous les objets dont ils veulent jouir, & qui perdent bien plus encore sur la valeur des productions soumises à ces taxes & recueillies sur le territoire dont ils sont propriétaires. Si des droits sur les cuirs, sur les boucheries, sur le commerce des bestiaux, enlevent une partie du prix que devroient naturellement en retirer les vendeurs de bœufs & de vaches, & par-conséquent le profit qu'on trouve à élever ces animaux, & diminuent le revenu des prairies, le dommage en re-
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tombe évidemment sur les nobles & sur les ecclésiastiques, comme sur le reste des possesseurs de prés ; il retombe même presqu’en entier sur ces deux classes privilégiées, attendu qu'elles se sont réservé la plus grande partie des prés, comme le bien le plus facile à faire valoir, & que plus des quatre cinquiemes de ceux du royaume leur appartiennent. Si les vins pareillement sont soumis à des droits d'entrée dans les villes, à des droits de détail, & à une inquisition sévere & dispendieuse chez les marchands qui les débitent, on ne s'informe pas pour cela sur quelles terres ils ont été recueillis, & ceux qui proviennent des terres épiscopales, ou des duchés-pairies, les acquittent comme ceux qui proviennent du dernier vigneron. Il en est de même des droits sur les étoffes fabriquées avec la laine des moutons ; du noble, du prêtre, du roturier ; il en est de même de toutes les autres impositions indirectes. Et c'est une chose si honteuse, si odieuse, de se targuer de sa dignité pour refuser secours & service à la patrie, comme si la plus grande dignité n'étoit pas à qui la servira le mieux, qu'il faut peut-être s'abstenir de blâmer ceux qui n'osant lutter contre ces
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prétentions orgueilleuses & avides de la noblesse & du clergé, ont imaginé de les éluder ainsi ; cependant les taxes sur les dépenses & sur les consommations, entraînent des choses si dures, occasionnent en pure perte tant de frais litigieux, gênent tellement le commerce, & restreignent si considérablement l'agriculture, qui ne peut prospérer qu'en raison de la facilité qu'elle trouve à vendre avantageusement ses productions, qu'elles détruisent ou empêchent de naître infiniment plus de revenus qu'elles n'en produisent à Votre Majesté, ou à ceux qu'elle charge de leur perception, ou à ferme, ou autrement. La noblesse & le clergé, dont la quote-part dans l'acquittement de ces taxes, se trouve la plus grande, puisqu'ils ont la plus grande quantité des terres, la plus forte partie des récoltes, la plus grande somme des revenus ; la noblesse & le clergé paient aussi la plus grande part des faux frais de toute espece, que cette forme d'imposition nécessite. Ils souffrent infiniment plus par la diminution de leurs revenus qui en résulte, qu'ils ne l'auroient fait par une contribution réguliere & proportionnée à leurs richesses, si les dépenses, les jouissances, le travail, le
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commerce, l'agriculture fussent restés libres & florissans.
San ajouter à la charge que portent actuellement la noblesse & le clergé, ou même en la diminuant un peu, mais surtout en soulageant beaucoup le peuple, il seroit facile d'introduire une forme moins onéreuse & moins destructive pour remplacer les impositions dont les deux premiers ordres ne sont pas exempts, & dont la nature est nuisible à toute la nation, à la puissance de votre Majesté. à l'affection qu'elle est en droit d'attendre de ses sujets, à la paix, à la tranquillité, à l'union, qui doivent régner dans votre empire ; c'est vraisemblablement un des travaux que le ciel, dans sa bienfaisance, vous a réservés. Ce sera peut-être un but auquel vous desirerez parvenir dans la suite, que de rendre votre royaume assez opulent, & votre trésor assez riche d'ailleurs, pour pouvoir remettre aux peuples les impositions spéciales auxquelles il est actuellement assujetti, de maniere qu'il ne reste plus pour les ordres supérieures, que des distinctions honorables, & non des excmptions en matiere d'argent, avilissantes aux yeux de la raison & du patriotisme, pour

à suivre...

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