On doit aux travaux de Kenneth E. CARPENTER ("Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d'Adam Smith et politique culturelle en France" in OEconomia, octobre 1995, 5-30) la connaissance de l'existence de ce manuscrit, puisque l'Abbé MORELLET n'est jamais parvenu, malgré sa réputation, à faire publier sa traduction.
L'extrait figurant ci-dessous est tiré du manuscrit
2540, portant le titre : Recherches sur la nature
et les sources de la richesse des nations. Traduites de l'anglois
de mr. Adam Smith. Par A. Morellet. Le chapitre II du Livre I commence à
la page 24. On a reproduit la double pagination du manuscrit : par page qui
est ici figurée entre crochets et par feuillets qui est ici figurée
entre parenthèses. On a aussi reproduit les corrections (barré
) et additions (^ ^) portées par Morellet sur l'exemplaire manuscrit
par un secrétaire ou un copiste. Pour le reste la transcription obéit
aux règles générales définies dans l'avertissement.
NdE
CHAPITRE IIe.
Des Causes qui amènent le partage du Travail.
Ce partage du travail, d'où
dérivent tant d'avantages, n'est pas originairement l'ouvrage de la
sagesse humaine qui en ait prévû les heureux effets
heureuses suites. Il est l'effet nécessaire, quoique lent, d'un penchant
général dans l'homme, celui qui le porte à troquer, à
échanger une chose pour l'autre.
Il
n'est pas de nôtre sujet d'examiner si ce penchant est en nous un de
ces principes d'action dont on ne peut point assigner de cause ultérieure,
ou s'il n'est que la conséquence nécessaire de la faculté
de parler et de raisonner qui distingue nôtre espèce. Il est
certain que ce penchant'il est commun à tous les hommes
et ne se trouve point parmi les animaux qui paroissent ne connoître
aucune espece de contrat. Deux chiens de chasse en courant le même lievre
paroissent semblent à la vérité agir
de concert. chacun chasse l'animal vers son compagnon ou s'efforce de l'arrêter
lorsque son compagnon le lui renvoye. Ce n'est pourtant pas là l'effet
d'un contrat, mais d'un concours accidentel de leurs passions vers le même
objet dans le {16}[25.] même tems. Personne
n'a vû un chien faire un échange réfléchi d'un
os pour un autre avec un autre chien. On n'a jamais vû un animal faire
entendre à l'autre par des mouvemens ou par des cris, ceci est à
moi, celaest à toi. Je te donnerai ceci pour cela.
Quand un animal a besoin d'obtenir quelque chose de l'homme ou d'un autre
animal, il n'a point d'autre moyen pour y réussir que de gagner la
faveur de ceux dont il attend ce qu'il desire. Un jeune Daim caresse sa mère
pour tetter, un épagneul auprès de son maître qui dine
s'efforce par mille gentillesses d'attirer son attention lorsqu'il a besoin
de manger. L'homme employe souvent les mêmes artifices avec ses semblables,
et lorsqu'il n'a aucun autre moyen de les engager à lui faire quelque
bien, il s'efforce par des attentions et des flatteries de mériter
leur bienveillance. Mais ces occasions ne sont pas continuelles
ce moyen seul ne lui suffiroit pas. Dans la société civilisée
tout homme a besoin à toute heure de la coopération et de l'assistance
d'un très grand nombre de personnes et sa vie suffit à peine
pour gagner l'amitié d'un petit nombre. Parmi tous les autres animaux,
chaque individu, parvenu à un certain âge, est absolument indépendant,
et n'ayant besoin dans son état naturel de l'assistance d'aucune autre
créature. Mais l'homme éprouve [26.]
constamment ce besoin, et il perdroit son tems à espérer de
le voir satisfait par la seule bienveillance de ses semblables. Il en vient
à bout lorsqu'il peut les disposer à ce qu'il désire
par la vüe de leur propre intérêt et leur montrer quelqu'avantage
pour eux à faire ce qu'il leur demande. Donnés moi la chose
dont j'ai besoin et je vous donnerai celle qui vous manque; c'est ce que
dit tout homme qui propose un marché, et c'est de cette manière
que nous obtenons tous les bons offices dont nous avons besoin. Ce n'est pas
de la bienveillance du boulanger, du boucher et du brasseur que nous attendons
nôtre diner, mais de leur attachement à leur propre intérêt.
Nous ne nous adressons pas à leur humanité et nous ne leur parlons
pas de nos besoins, mais de leur avantage. Il n'y a que les mendians qui fondent
leur vie sur la bienveillance de leurs concitoyens, et même cette espèce
d'hommes ne compte pas uniquement sur cette ressource. Les secours des gens
charitables lui donnennent bien le fonds de sa subsistance,
mais non pas précisément au moment où il en a besoin.
Le pauvre pourvoit à ses besoins du moment de la même manière
que les autres citoyens ^c'est-à-dire^ par l'achat et l'échange.
Il achette sa nourriture avec l'argent de {17}[27.]
l'un, il échange les vieux habits qu'un autre lui a donnés contre
d'autres vieux habits qui sont plus à sa taille ou contre le logement
et la nourriture, ou contre de l'argent avec lequel il peut à son besoin
achetter sa nourriture et ses habits et payer son logement.
Or c'est ce même penchant à échanger qui a amené parmi les hommes le partage du travail. Dans une peuplade de chasseurs ou de pasteurs un individu fait des arcs et des fleches, par exemple, avec plus de promptitude et d'adresse qu'un autre. Il échange souvent des arcs et des flêches avec ses compagnons pour du bêtail ou du gibier. A la fin il trouve qu'il peut obtenir par cet échange plus de gibier et de bêtail que s'il s'occuppoit de chasser et de nourrir du bêtail. Il fait bientôt sa principale occuppation de faire des arcs et des fleches et devient une espece d'armurier. Un autre excellera à faire les couvertures des huttes. Ses voisins l'employent à cette sorte de travail et le payent aussi en bêtail et en gibier. Il trouve bientôt qu'il est de son intérêt de se livrer uniquement à cette industrie et devient une espece de [28.] charpentier. De la même maniere un 3e devient forgeron ou chaudronnier, un 4e tanneur ou apprêteur de peaux de bête, le principal habillement des nations sauvages. C'est ainsi que la certitude de pouvoir échanger toute la partie du produit de son travail, qui excéde sa propre consommation, contre quelque partie du produit du travail des autres, dont il a besoin, encourage chaque homme à se livrer tout entier à une même occuppation et à cultiver et perfectionner le talent ou le génie qu'il a reçu de la nature pour cette sorte de travail.
La différence des talens
naturels entre les hommes est dans la réalité beaucoup moindre
que nous ne l'imaginons, et l'aptitude à tel art et tel art, qui paroit
distinguer les hommes de professions différentes, quand elle est arrivée
à son point de perfection, n'est pas autant la cause que l'effet de
la division du travail. La différence entre les hommes des professions
les plus éloignées, par exemple entre un philosophe et un porte-faix
semble être plutôt l'effet de l'habitude et de l'éducation.
Lorsqu'ils sont venus au monde et pendant les six ou huit premieres années
de leur vie ils étoient peut-être très ressemblans. Leurs
parents, {18][29.] leurs compagnons n'appercevoient
entre eux aucune différence sensible. Bientôt ils ont commencé
à se tourner vers différentes occuppations, alors la différence
des talens a commence à se faire remarquer et est devenue par degrès
beaucoup plus grande, jusqu'à ce que la vanité du philosophe
lui a fait croire qu'il y a à peine entre cet homme et lui quelque
ressemblance. Mais sans le penchant qui porte l'homme à l'échange
et le au troc, chacun se seroit procuré à lui-même
toutes les nécessités et toutes les commodités de la
vie. Tous auroient eu les mêmes ouvrages à faire et il n'y auroit
point eu parmi eux ces différentes occuppations qui pouvoient seules
amener de grandes différences entre leurs talens. b
[Appel de note sans note. NdE]
En même temps que c'est
cette inclination à échanger qui amene la diversité des
talens entre les hommes de différentes professions, c'est elle aussi
qui rend cette diversité si utile. Dans des familles d'animaux regardées
comme appartenant à la même espèce, la nature semble avoir
mis entre les goûts et les talens de chacune des différences
plus grandes que celles qui paroissent pouvoir se trouver parmi les hommes
antérieurement à l'habitude et à l'éducation.
Par la nature seule, un [30.] philosophe ne différe
pas autant d'un porte-faix qu'un mâtin d'un lévrier, ou un levrier
d'un épagneul, ou ce dernier d'un chien de berger. Ces différentes
races d'animaux, quoique de la même espece, sont à peine d'aucune
utilité l'une pour l'autre. La force du mâtin ne tire aucune
utilité secours de l'agilité du levrier ou de la sagacité
de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. L'échange
n'étant pas possible entre un chien et un chien, les talens de ces
différentes races ne peuvent être mis dans un fonds commun ni
contribuer à améliorer la force de l'espèce. Chaque animal
est obligé de subsister par lui-même, de se défendre lui-même
séparement, et ne tire aucun avantage de la variété de
talens que la nature a partagés à son espece. Parmi les hommes
au contraire les talens les plus dissemblables sont réciproquement
utiles à ceux qui les possèdent, parce que l'inclination générale
de l'homme à l'échange fait, pour ainsi dire, de tous les talens
un fonds commun, un dépôt général où chacun
peut puiser et se pourvoir, à certaines conditions, du produit des
talens des autres hommes dont il a besoin.