RdN, I i, Morellet, ms.Un exemplaire manuscrit de la traduction française de La Richesse des nations d'Adam SMITH par l'abbé André MORELLET se trouve sous les cotes : Ms. 2540, Ms. 2541, Ms. 2542, et Ms.2543 -- à la BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE DE LYON, qui a bien voulu autoriser la publication d'extraits de cette traduction.

On doit aux travaux de Kenneth E. CARPENTER ("Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d'Adam Smith et politique culturelle en France" in OEconomia, octobre 1995, 5-30) la connaissance de l'existence de ce manuscrit, puisque l'Abbé MORELLET n'est jamais parvenu, malgré sa réputation, à faire publier sa traduction.

L'extrait figurant ci-dessous est tiré du manuscrit 2540, portant le titre : Recherches sur la nature et les sources de la richesse des nations. Traduites de l'anglois de mr. Adam Smith. Par A. Morellet. Le chapitre II du Livre I commence à la page 24. On a reproduit la double pagination du manuscrit : par page qui est ici figurée entre crochets et par feuillets qui est ici figurée entre parenthèses. On a aussi reproduit les corrections (barré ) et additions (^ ^) portées par Morellet sur l'exemplaire manuscrit par un secrétaire ou un copiste. Pour le reste la transcription obéit aux règles générales définies dans l'avertissement. NdE

[24.]

CHAPITRE IIe.

Des Causes qui amènent le partage du Travail.

Ce partage du travail, d'où dérivent tant d'avantages, n'est pas originairement l'ouvrage de la sagesse humaine qui en ait prévû les heureux effets heureuses suites. Il est l'effet nécessaire, quoique lent, d'un penchant général dans l'homme, celui qui le porte à troquer, à échanger une chose pour l'autre.

Il n'est pas de nôtre sujet d'examiner si ce penchant est en nous un de ces principes d'action dont on ne peut point assigner de cause ultérieure, ou s'il n'est que la conséquence nécessaire de la faculté de parler et de raisonner qui distingue nôtre espèce. Il est certain que ce penchant'il est commun à tous les hommes et ne se trouve point parmi les animaux qui paroissent ne connoître aucune espece de contrat. Deux chiens de chasse en courant le même lievre paroissent semblent à la vérité agir de concert. chacun chasse l'animal vers son compagnon ou s'efforce de l'arrêter lorsque son compagnon le lui renvoye. Ce n'est pourtant pas là l'effet d'un contrat, mais d'un concours accidentel de leurs passions vers le même objet dans le {16}[25.] même tems. Personne n'a vû un chien faire un échange réfléchi d'un os pour un autre avec un autre chien. On n'a jamais vû un animal faire entendre à l'autre par des mouvemens ou par des cris, ceci est à moi, celaest à toi. Je te donnerai ceci pour cela. Quand un animal a besoin d'obtenir quelque chose de l'homme ou d'un autre animal, il n'a point d'autre moyen pour y réussir que de gagner la faveur de ceux dont il attend ce qu'il desire. Un jeune Daim caresse sa mère pour tetter, un épagneul auprès de son maître qui dine s'efforce par mille gentillesses d'attirer son attention lorsqu'il a besoin de manger. L'homme employe souvent les mêmes artifices avec ses semblables, et lorsqu'il n'a aucun autre moyen de les engager à lui faire quelque bien, il s'efforce par des attentions et des flatteries de mériter leur bienveillance. Mais ces occasions ne sont pas continuelles ce moyen seul ne lui suffiroit pas. Dans la société civilisée tout homme a besoin à toute heure de la coopération et de l'assistance d'un très grand nombre de personnes et sa vie suffit à peine pour gagner l'amitié d'un petit nombre. Parmi tous les autres animaux, chaque individu, parvenu à un certain âge, est absolument indépendant, et n'ayant besoin dans son état naturel de l'assistance d'aucune autre créature. Mais l'homme éprouve [26.] constamment ce besoin, et il perdroit son tems à espérer de le voir satisfait par la seule bienveillance de ses semblables. Il en vient à bout lorsqu'il peut les disposer à ce qu'il désire par la vüe de leur propre intérêt et leur montrer quelqu'avantage pour eux à faire ce qu'il leur demande. Donnés moi la chose dont j'ai besoin et je vous donnerai celle qui vous manque; c'est ce que dit tout homme qui propose un marché, et c'est de cette manière que nous obtenons tous les bons offices dont nous avons besoin. Ce n'est pas de la bienveillance du boulanger, du boucher et du brasseur que nous attendons nôtre diner, mais de leur attachement à leur propre intérêt. Nous ne nous adressons pas à leur humanité et nous ne leur parlons pas de nos besoins, mais de leur avantage. Il n'y a que les mendians qui fondent leur vie sur la bienveillance de leurs concitoyens, et même cette espèce d'hommes ne compte pas uniquement sur cette ressource. Les secours des gens charitables lui donnennent bien le fonds de sa subsistance, mais non pas précisément au moment où il en a besoin. Le pauvre pourvoit à ses besoins du moment de la même manière que les autres citoyens ^c'est-à-dire^ par l'achat et l'échange. Il achette sa nourriture avec l'argent de {17}[27.] l'un, il échange les vieux habits qu'un autre lui a donnés contre d'autres vieux habits qui sont plus à sa taille ou contre le logement et la nourriture, ou contre de l'argent avec lequel il peut à son besoin achetter sa nourriture et ses habits et payer son logement.

Or c'est ce même penchant à échanger qui a amené parmi les hommes le partage du travail. Dans une peuplade de chasseurs ou de pasteurs un individu fait des arcs et des fleches, par exemple, avec plus de promptitude et d'adresse qu'un autre. Il échange souvent des arcs et des flêches avec ses compagnons pour du bêtail ou du gibier. A la fin il trouve qu'il peut obtenir par cet échange plus de gibier et de bêtail que s'il s'occuppoit de chasser et de nourrir du bêtail. Il fait bientôt sa principale occuppation de faire des arcs et des fleches et devient une espece d'armurier. Un autre excellera à faire les couvertures des huttes. Ses voisins l'employent à cette sorte de travail et le payent aussi en bêtail et en gibier. Il trouve bientôt qu'il est de son intérêt de se livrer uniquement à cette industrie et devient une espece de [28.] charpentier. De la même maniere un 3e devient forgeron ou chaudronnier, un 4e tanneur ou apprêteur de peaux de bête, le principal habillement des nations sauvages. C'est ainsi que la certitude de pouvoir échanger toute la partie du produit de son travail, qui excéde sa propre consommation, contre quelque partie du produit du travail des autres, dont il a besoin, encourage chaque homme à se livrer tout entier à une même occuppation et à cultiver et perfectionner le talent ou le génie qu'il a reçu de la nature pour cette sorte de travail.

La différence des talens naturels entre les hommes est dans la réalité beaucoup moindre que nous ne l'imaginons, et l'aptitude à tel art et tel art, qui paroit distinguer les hommes de professions différentes, quand elle est arrivée à son point de perfection, n'est pas autant la cause que l'effet de la division du travail. La différence entre les hommes des professions les plus éloignées, par exemple entre un philosophe et un porte-faix semble être plutôt l'effet de l'habitude et de l'éducation. Lorsqu'ils sont venus au monde et pendant les six ou huit premieres années de leur vie ils étoient peut-être très ressemblans. Leurs parents, {18][29.] leurs compagnons n'appercevoient entre eux aucune différence sensible. Bientôt ils ont commencé à se tourner vers différentes occuppations, alors la différence des talens a commence à se faire remarquer et est devenue par degrès beaucoup plus grande, jusqu'à ce que la vanité du philosophe lui a fait croire qu'il y a à peine entre cet homme et lui quelque ressemblance. Mais sans le penchant qui porte l'homme à l'échange et le au troc, chacun se seroit procuré à lui-même toutes les nécessités et toutes les commodités de la vie. Tous auroient eu les mêmes ouvrages à faire et il n'y auroit point eu parmi eux ces différentes occuppations qui pouvoient seules amener de grandes différences entre leurs talens. b [Appel de note sans note. NdE]

En même temps que c'est cette inclination à échanger qui amene la diversité des talens entre les hommes de différentes professions, c'est elle aussi qui rend cette diversité si utile. Dans des familles d'animaux regardées comme appartenant à la même espèce, la nature semble avoir mis entre les goûts et les talens de chacune des différences plus grandes que celles qui paroissent pouvoir se trouver parmi les hommes antérieurement à l'habitude et à l'éducation. Par la nature seule, un [30.] philosophe ne différe pas autant d'un porte-faix qu'un mâtin d'un lévrier, ou un levrier d'un épagneul, ou ce dernier d'un chien de berger. Ces différentes races d'animaux, quoique de la même espece, sont à peine d'aucune utilité l'une pour l'autre. La force du mâtin ne tire aucune utilité secours de l'agilité du levrier ou de la sagacité de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. L'échange n'étant pas possible entre un chien et un chien, les talens de ces différentes races ne peuvent être mis dans un fonds commun ni contribuer à améliorer la force de l'espèce. Chaque animal est obligé de subsister par lui-même, de se défendre lui-même séparement, et ne tire aucun avantage de la variété de talens que la nature a partagés à son espece. Parmi les hommes au contraire les talens les plus dissemblables sont réciproquement utiles à ceux qui les possèdent, parce que l'inclination générale de l'homme à l'échange fait, pour ainsi dire, de tous les talens un fonds commun, un dépôt général où chacun peut puiser et se pourvoir, à certaines conditions, du produit des talens des autres hommes dont il a besoin.

phpMyVisites | Open source web analytics phpMyVisites

Retour au sommaire.