L'Essai physique sur l'œconomie animale de FRANÇOIS QUESNAY a été publié pour la première fois en 1736. Mais le passage qui y est relatif aux droits naturels n'apparaît qu'en 1747 avec la seconde édition de l'ouvrage qui, comme le souligne la page de titre, a été abondamment augmenté. On ne s'est pas borné ici à ne retranscrire strictement que les pages 365 à 373 du tome III de l'ouvrage qui s'y rapportent. On a redonné l'ensemble dans lesquelles elles sont incluses et qui est intitulé : La Liberté. Cette transcription a été rendue possible, comme beaucoup d'autres, grâce à l'attention portée aux arts et lettres par

Jean-Jacques MAGIS
Libraire
47 rue Saint-André des Arts, 75006. Paris.

On s'est efforcé d'obtenir une composition la plus proche possible de l'originale, dont on a reproduit les manchettes avec leurs numéros, qui, semble-t-il, ne jouent aucun rôle autre que leur propre chiffrement. En suivant le lien, on peut accéder à une page où l'exemplaire est reproduit dans une taille qui en rend visible le contenu, et dans cette page, pour ceux qui ont les versions 3 ou 4 d'Internet Explorer ou de Netscape, on peut comme feuilleter le début de l'exemplaire, simplement en promenant le pointeur de droite à gauche et de gauche à droite dans la zone comme il est indiquée dans le croquis ci-dessous. On y verra ainsi l'une des originalités de l'édition : les tables arborescentes des matières, par lesquelles commence chacun des trois tomes. NdE

NB : Les quelques anomalies de présentation qui apparaissent sous Netscape sont imputables au fait de travailler pour deux familles de navigateur qui ne sont pas unifiées.

 

Quesnay, Essai physique sur l'oeconomie animale, 1747 retour à la page de titre

ESSAI PHYSIQUE

SUR

L'œCONOMIE ANIMALE

par M. QUESNAY.

SECONDE EDITION
Augmentée de deux Volumes, & de Tables
fort amples.[1e éd. 1736]

TOME TROISIEME.

 

A Paris,
chez Guillaume Cavelier, Père, rue
Saint Jacques, près la Fontaine S. Severin,
au Lys d'or.


M.DCC.XLVII.
Avec Approbation & Privilege du Roy


[349]

La Liberté.

 

469
Idée peu exacte de la liberté.
On s'est formé une idée si peu exacte de la liberté des hommes, qu'il semble que cette faculté ne consiste que dans le pouvoir d'agir, ou de ne pas agir dans un même cas, & dans les mêmes circonstances : Ainsi la liberté ne consisteroit que dans le pouvoir que l'homme auroit de se déterminer uniquement par lui-même sans motifs & sans raison. Cette idée étrange de la liberté a fait naître parmi les Philosophes, & les Théologiens, beaucoup de contestations même sur l'existence de cette faculté.

470
Les Etres libres & intelligens se déterminent par des motifs.

      Non-seulement les hommes ne se déterminent peut-être jamais sans motifs, même dans les actions qui paroissent les plus indifférentes; mais ils doivent encore le faire avec beaucoup plus d'aplication dans les cas où il leur est important de consulter leur intérêts avant que de se déterminer. On ne peut pas même suposer que l'Etre tout-puissant, la Sagesse Suprême agisse librement sans motif, ou sans raison; une telle liberté ne peut convenir à aucun Etre intelligent.
471
La liberté de Dieu même, est reglée par des motifs.
472
Ce que c'est que la liberté
      [350] La liberté de l'homme ne consiste donc pas simplement dans le pouvoir d'agir ou de ne pas agir, elle renferme aussi celui d'examiner, & d'apprécier les motifs qui doivent préférablement nous déterminer. Ainsi la liberté consiste dans le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir, ou à ne pas agir.
473
L'exercice de la liberté est excité, & soutenu par la diversité des motifs.
      L'ame est affectée dans l'exercice de la liberté par plusieurs motifs ; par des motifs prévenans, par des motifs dirigeans, enfin par des motifs déterminans : Un Marchand, par exemple, toujours excité par le desir du gain, veut employer une somme d'argent à acheter quelque marchandise ; il s'en présente à lui de deux sortes, qui peuvent lui être avantageuses ; mais il y en a une qui, au premier aspect, lui paroît plus profitable ; cependant la crainte de se méprendre, lui fait examiner le prix de l'achat de chacune de ces marchandises, les frais qu'elles exigent, le détriment qu'elles peuvent souffrir, la promptitude du débit, le prix qu'il pourra la vendre ; il parvient par des calculs à évaluer toutes ces choses ; & après avoir comparé il se détermine pour celle qui lui paroît la plus avantageuse : ce Marchand est [351] donc d'abord poussé par le desir du gain à faire valoir son argent : il est porté ensuite à délibérer par la crainte de se tromper : enfin il est décidé par la marchandise qui lui paroît la plus profitable, & souvent cette marchandise n'est pas celle qui lui sembloit d'abord la plus avantageuse. L'homme qui se conduit avec raison, n'est donc pas déterminé immédiatement comme les bêtes, par l'objet qui le frape & l'affecte le plus. La liberté est donc dans l'homme une faculté réelle, & effective.
474
En quoi consiste l'exercice de la liberté.
475
L'homme peut par l'exercice de sa liberté, résister au motif le plus sensible
.
476
Cinq fonctions de l'ame dans l'exercice de la liberté.
     L'exercice de la liberté exige de la part de l'ame, cinq fonctions.
477
Premiere fonction.
478
Elle n'est pas libre.
     1°. L'ame aquiesce à ces motifs sans liberté, puisqu'ils préviennent l'exercice, & l'usage de la liberté.
479
Seconde fonction.
480
Elle n'est pas libre.
     2°. Son acquiescement aux motifs qui la portent à délibérer : Elle est encore déterminée par ces motifs sans liberté ; puisqu'ils ne font que conduire à l'exercice même de la liberté.

481
Troisieme fonction.

482
Elle apartient à l'essence même de la liberté.

      3°. La délibération, où l'ame se rapelle [352] toutes les connoissances qui peuvent l'éclairer dans ses recherches sur le parti qu'elle doit prendre, ou sur les moyens les plus convenables qu'elle doit choisir pour réussir. La délibération est la partie la plus essentielle de l'exercice de la liberté ; cependant cet exercice ne s'accomplit pas par la seule déliberation ; puisque l'ame ne parvient à délibérer que par les fonctions précédentes, & qu'elle a encore à juger, & àse [sic] décider, après avoir déliberé.

483
Elle exige l'exercice des facultés intellectuelles.
484
L'étendue de son pouvoir, nous est inconnue.

 

485
Obstacle qu'elle a à vaincre.

      La délibération exige l'exercice de presque toutes les facultés de l'ame, surtout de la volonté active, de l'attention, de la réflexion, & de l'examen. C'est dans ces facultés que consiste le pouvoir de délibérer ; mais nous ne connoissons pas au juste l'étendue de ce pouvoir ; parce que nous ne pouvons pas en connoître les bornes par l'usage de ce même pouvoir, ni par le sentiment intime, & que nous n'avons point d'autres moyens pour nous en instruire. Les motifs fort pressans affoiblissent beaucoup la volonté active : La lassitude dont l'attention, qui est une action organique excitée par la volonté active, est susceptible, rend cette action de plus en plus pénible ; les passions violentes [353] la troublent ; les dispositions peu favorables du Corps la rendent moins facile ; les défauts des organes, par lesquels elle s'accomplit, y apportent de l'empêchement : Or, lorsque nous nous arrêtons avant de nous être suffisamment instruits sur notre intérêt, nous ne sçavons pas si nous cédons à la difficulté, ou à l'impuissance, & par conséquent si nous consumons tout le pouvoir que nous avons pour régler notre conduite.
486
Ils n'autorisent pas à nier la Liberté.
     Cette incertitude a servi de prétexte à quelques Philosophes, trop livrés à leurs opinions, pour soutenir sans raison que nous sommes toujours arrêtés par l'impuissance ; mais de telles décisions qui ne sont point avouées par l'évidence, ne sont visiblement que le produit de la prévention ou du préjugé, dans ceux qui prononcent si affirmativement.

487
Quatriéme fonction.
488
Elle apartient à l'essence même de la liberté.

      4°. Le jugement par lequel l'ame aprécie les motifs qui peuvent la déterminer, est précisément l'acte qui doit régler l'usage de la Liberté. Lorsqu'il suffit pour notre intérêt de parvenir à la connoissance du meilleur, il nous est facile de nous décider régulirement [sic] ; mais quand notre intérêt est partagé entre deux objets dont l'un est meilleur, & l'autre plus agréable, & surtout quand le plus [354] agréable nous affecte plus que le meilleur, nous nous décidons souvent, même avec connoissance, à notre desavantage ; mais ordinairement notre ame se trompe alors elle-même librement : Pour comprendre cette verité, il faut comme nous l'avons déja dit, considerer notre volonté comme sensitive & passive, & comme active & intellectuelle : comme passive elle est toujours entierement livrée à ce qui nous plaît le plus : comme active & intellectuelle elle peut, lorsqu'elle n'est pas invinciblement subjuguée par les motifs qui agissent sur elle se décider par son intérêt même bien entendu, & par sa force d'intention, à prendre le parti le plus avantageux.

489
Cinquieme fonction.
490
Elle n'est pas libre.

      5°. La décision, qui termine l'exercice de la liberté, est une résolution fixe que l'ame prend sur le parti qu'elle choisit avec plus ou moins d'efforts, selon que son intérêt est actuellement plus ou moins partagé entre le meilleur & le plus agreable, & selon qu'elle a plus ou moins cherché à ne se pas tromper.
  491
Liberté d'indifférence.
      Tant que l'ame demeure indécise, tant qu'elle est dans l'exercice de sa liberté, & qu'elle est chancellante entre les differens motifs qui agissent sur elle, elle est alors comme dans [355] un état d'indifférence, elle est également disposée à prendre l'un ou l'autre des partis sur lesquels elle délibere ; & s'il est vrai que l'on ne puisse pas sçavoir si l'ame parvient toujours au dernier terme de son pouvoir lorsqu'elle se détermine, on ne peut pas non plus soutenir que l'ame, soit qu'elle délibere, soit qu'elle se détermine, ne soit pas libre ou exempte de contrainte, ou d'assujettissement, ni qu'elle se détermine toujours par une nécessité Morale, ou Physique.
492
Différence entre la difficulté, & l'impuissance dans l'exercice de la liberté.
      Les motifs font naître, il est vrai, la volonté de l'ame ; & la volonté suscite l'attention, d'où il paroît que l'ame est toujours assujettie aux motifs qui l'affectent, & que ceux qui l'affectent le plus doivent toujours l'emporter sur ceux qui agissent plus foiblement sur elle ; mais il faut, avant que se livrer à cette opinion, distinguer entre ces motifs, ceux qui affectent le plus l'ame actuellement, d'avec ceux qui lui sont moins sensibles, mais qui lui présentent un intérêt plus avantageux ; il ne faut pas oublier non plus que ces derniers motifs, & plusieurs autres déterminent la volonté à suspendre, à réfléchir, & à déliberer, & que cette volonté qui suscite l'attention, est forti-[356]fiée par l'attention même, qui lui rend tous ces motifs plus sensibles, plus nombreux, & plus lumineux, ce qui étend le pouvoir qu'a l'ame d'examiner, & de juger : Le pouvoir de la liberté consiste donc radicalement dans le pouvoir de l'attention : Mais cette faculté est, comme nous l'avons dit, exposée à plusieurs obstacles plus ou moins difficiles à vaincre. L'ame se trouve dans le Corps qu'elle habite & qu'elle dirige, comme un Nautonnier dans un vaisseau en pleine Mer, qui ne peut avancer que par le secours des vents réglés par le gouvernail ; mais lorsque le vent est impétueux, qu'il agite violemment la Mer, qu'il force le gouvernail, & en rend les mouvemens, & la direction plus difficile & plus pénible, le Nautonnier cede plus ou moins promptement aux obstacles qui lui résistent, & qui le fatiguent ; mais ne pouvoit-il pas, quoiqu'avec peine, soutenir plus long-tems le travail, ou l'a-t-il soutenu en effet jusqu'à ce qu'il se soit trouvé absolument dans l'impuissance de le continuer ?
 
      Or peut-on affirmer que ce Nautonnier est toujours forcé d'aller au gré des vents, parce que ce n'est que par leurs secours qu'il peut avancer ? Peut-[357]on assurer aussi qu'il ne cede jamais à leur impétuosité que lorsqu'il est dans l'impuissance de leur résister ?
      Cet exemple donne une juste idée du pouvoir de l'ame dans l'exercice de sa liberté, car c'est l'ame du Navigateur qui préside, & qui décide ; l'attention est toujours ce gouvernail par lequel elle peut maîtriser, & faire valoir les motifs qui la meuvent : Or selon cette idée, peut-on assurer que l'ame est toujours entraînée par ces motifs, & qu'elle ne cede jamais simplement à la difficulté, mais toujours à l'impuissance ; & qu'ainsi elle n'est point libre ou exempte de contrainte ou de nécessité ?
493
Comment l'ame maîtrise les impulsions Physiques, par l'exercice de la liberté.
      Une telle opinion ne peut naître que d'une idée très-incomplette de l'état de l'ame dans la direction de ses déterminations. On oublie la diversité des motifs, dont les uns la préviennent, & la poussent vers un bien présent, dont d'autres lui présentent un bien plus intéressant, & dont les autres la retiennent, & l'obligent de suspendre.
494
Différence entre les déterminations machinales, & les déterminations libres.
      Dans cet état, l'ame demeureroit indéterminée tant que ces différentes impulsions qui l'assujettissent resteroient dans le même équilibre, & elle seroit entraînée aussitôt que par quelque change-[358] purement Physique, cet équilibre seroit rompu, & qu'une de ces impulsions deviendroit plus puissante que les autres ; tel est donc précisément le mécanisme auquel ceux qui nient la liberté assujettissent l'ame dans ses détermination, & il seroit tel en effet, si l'ame n'avoit par elle-même aucun pouvoir capable d'aporter du changement dans l'état & dans la puissance des motifs prévenants qui agissent sur elle. mais ces motifs l'engagent à délibérer, & c'est par le secours de son attention qu'elle délibere, c'est-à-dire qu'elle réfléchit, qu'elle examine, & qu'elle juge. Or toute ces opérations font non seulement naître de nouveaux motifs qui ne seroient pas survenus sans elles ; mais elles changent encore l'état & la puissance de tous ces motifs en les examinant, en les comparant ; en les appréciant, & en les réduisant à leur juste valeur.

495
Comment se fait la détermination libre.

496
Il ne s'agit ici que de la liberté réduite aux motifs naturels.
      L'ame n'est donc pas alors simplement déterminée par des causes purement Physiques & extrinseques, mais encore par un concours d'opérations qui lui sont propres, & qui changent tout le mécanisme des impulsions Physiques qui nous préviennent. Je ne parle ici [359] que de la liberté naturelle, qui n'est pas soutenue par des secours surnaturels, & qui s'exerce non-seulement pour les actions purement Morales, mais encore pour toutes les affaires de la vie.
497
L'étendue du pouvoir de la liberté est telle, que l'étendue du pouvoir de l'attention.
      Toutes les opérations de l'ame s'exécutent par le pouvoir de l'attention ; or l'étendue de ce pouvoir qui est la mesure de l'étendue de la liberté, varie dans tous les cas par la force des motifs, & par les dispositions actuelles du Corps, & nous ignorons toujours les bornes de ce pouvoir ; nous sçavons seulement qu'il peut se trouver dans trois états ; dans l'état de facilité, dans l'état de difficulté, enfin dans l'état d'impuissance par l'invincibilité des obstacles qu'il ne peut surmonter, ce qui établit différens dégrés de liberté, & ce qui peut aussi la faire disparoître en diverses circonstances ; c'est pour quoi nos déterminations sont quelquefois parfaitement libres, quelquefois en partie libres, & en partie machinales, & quelquefois purement machinales, c'est alors ou la prévention, ou le bon sens qui nous décide, sans le secours de la raison.
498
Dieu seul peut être juge du dégré de mérite, & du démérite Moral de nos actions.
      Ce dernier cas se remarque facilement ; parce que celui qui agit, connoît par son sentiment intime qu'il n'a pas dé-[360]liberé ; mais il ne sçait pas toujours s'il ne pouvoit pas délibérer, & si véritablement il n'étoit pas libre lorsqu'il n'a pas agi librement, parce que lorsqu'on ne résiste pas, & qu'on ne fait pas d'efforts, on peut être arrêté par des obstacles qui, sans qu'on le sçache, n'étoient pas invincibles ; de-là vient que nous ne pouvons pas toujours nous juger nous-mêmes, & que nous connoissons mal notre mérite & notre démérite dans nos déterminations, & dans nos actions Morales ; Il n'y que Dieu seul qui puisse être notre juge : Les hommes peuvent juger les actions ; mais ils ne peuvent pas en apprécier les causes.
499
L'exercice & l'usage de la liberté se trouvent souvent l'un sans l'autre.
500
Exercice de la liberté, qui n'est pas suivi de l'usage de cette faculté.
      L'exercice de la liberté, n'est pas toujours suivi du bon usage de la liberté, & le bon usage de la liberté, n'est pas non plus toujours précedé de l'exercice de cette faculté.
501
Comment nous pouvons prévenir, & éviter ce défaut.
      La premiere proposition n'est que trop facile à prouver, chacun sçait assez que quoique l'on connoisse le mal, & que l'on ait même pris la résolution de ne le pas commettre, on succombe enfin ; parce que les passions, & les apétits, qui continuent de nous solliciter fortement après notre résolution, nous jettent souvent dans ce malheur ; surtout lorsque [361] nous ne sommes pas assez attentifs dans les tems de tranquilité à prévenir ces déreglemens. L'attention peut dans ces tems de calme agir facilement, & nous rendre les motifs qui peuvent nous soutenir, plus présens & plus dominans ; car il est certain que l'exercice fréquent de cette faculté rend nos idées beaucoup plus sensibles & plus fortes ; on conçoit par-là qu'elle est la puissance de l'attention dans l'exercice de la liberté, & combien elle est avantageuse à ceux qui sont continuellement attentifs à se former des idées sûres pour bien régler leur conduite ; combien aussi elle est funeste à ceux qui se livrent à leurs mauvaises inclinations, & qui sont fort attentifs aux objets illicites qui les flatent ; car alors cette faculté déprave les facultés du Corps qui agissent sur l'ame, & rend les hommes esclaves de leurs passions.
502
Avantages & désavantages de l'atention, dans la conduite de la vie.
503
Avantages & désavantages de l'habitude.
      L'habitude produit les mêmes effets ; aussi est-on bien convaincu qu'une des meilleurs ressources pour ceux qui s'appliquent soigneusement à éviter le vice, est de contracter par un exercice continuel de la vertu, des habitudes qui fortifient, & qui assurent une conduite si avantageuse ; mais cette sagesse ne triom-[362]phe complettement que dans les hommes bien nés, je veux dire, dans ceux dont les facultés du Corps ne déréglent pas les opérations de l'ame, n'affoiblissent pas les motifs qui l'éclairent sur ses véritables intérêts, ne troublent pas son attention, & ne traversent pas ses bons desseins ; c'est à ces hommes, dis-je, qu'il apartient de se former un plan de conduite, de veiller sans cesse sur eux-mêmes, de s'établir des règles, & de pouvoir se flater de les observer.
504
Effets de ces moyens dans les différens hommes.
505
Autres ressources pour la conduite de la vie.
      Les autres hommes où l'amour de l'ordre, l'excellence & les avantages de la vertu, ne dominent pas sur les mauvaises inclinations, trouvent dans l'infâmie, dans la crainte du châtiment, dans l'estime des hommes, dans l'espérance de la récompense, de puissans motifs pour éveiller & soutenir leur attention, & les porter du moins dans le calme des passions, à se précautionner contre leurs mauvaises dispositions. Ainsi sans parler présentement des secours que la Religion nous fournit pour les œuvres méritoires des biens surnaturels, les hommes trouvent dans l'ordre naturel, de grandes ressources pour les actions morales ; aussi y en a-t'il très-peu qui n'en tirent journellement un [363] grand profit ; cependant l'expérience nous aprend que lorsqu'on attend à exercer sa liberté dans les momens où les apetits, & les passions agissent puissamment, on succombe souvent ; de-là vient principalement que l'exercice de la liberté n'est pas toujours suivi du bon usage de cette faculté.

506
Secours surnaturels.

 

507
Précautions pour la conduite de la vie.

508
Le bon usage de la liberté, n'est pas toujours précedé de l'exercice de cette faculté.
      Il n'est pas moins certain que le bon usage de la liberté n'est pas toujours précedé de l'exercice immédiat de cette même faculté ; car les hommes bien instruits sont souvent assez éclairés & assez bien disposés sur le parti qu'ils doivent prendre lorsqu'il faut se déterminer : Les exercices précédens de la liberté, la bonne éducation, l'étendue des connoissances, les bonnes habitudes, la force des motifs légitimes, les secours surnaturels qui nous préviennent, suffisent fort souvent, pour nous décider infailliblement & immédiatement à notre avantage.
509
Les actions qui en resultent sont libres.
      Cependant toutes ces déterminations qui paroissent ne consister que dans un simple aquiescement, sont du genre des actions libres, parce qu'elles sont une suite de l'exercice de la liberté, par lequel nous sommes parvenus à la connoissance du meilleur, & par lequel nous avons formé des résolutions permanentes, que nous exécutons ensuite par le secours immédiat des motifs qui nous rapellent, & qui nous font sentir, & reconnoître des avantages ausquels nous pouvons raisonnablement aquiescer sans hésiter.

510
Devoirs à remplir dans la Société.

      [364] L'homme ne doit pas se considérer lui seul dans l'exercice & dans l'usage de sa liberté ; il vit en société avec d'autres hommes qui ont comme lui des droits qu'il doit respecter, & ausquels [sic] on ne peut gueres préjudicier impunément : Ces droits sont naturels ou légitimes.
511
Droits des hommes.
512
Droit naturel.
      J'entends par droits naturels, ceux que la Nature même nous a assignés ; tel est par exemple, le droit qu'ont à la lumiere tous les hommes à qui la Nature a donné des yeux ; il est manifeste qu'on ne peut en retrancher l'usage à aucuns de ces hommes, sans violer l'ordre établi par l'intelligence Suprême, à moins qu'il ne s'en désiste lui-même librement, ou que quelque raison conforme à l'ordre même ne l'exige.
513
Juste absolu, & de l'injuste absolu.
      Cet exemple suffit pour se former une idée exacte du juste absolu, & de l'injuste absolu.
514
Droits légitimes.
      [365] Les droits légitimes sont ceux qui sont reglés par les loix, que les hommes ont établies entr'eux, avec toutes les précautions nécessaires pour en assurer l'exécution.
515
Origine & étendue du droit naturel.
      Tous les hommes, considerés dans l'ordre naturel, sont originairement égaux ; chacun est obligé sous peine de souffrance, de conserver sa vie, & chacun est chargé seul envers soi-même de la rigueur du précepte ; un vif intérêt le porte donc à obéir ; mais personne n'aporte en naissant le titre qui distingue, & fixe la portion des biens dont il a besoin pour sa conservation ; tous les hommes ont donc chacun en particulier naturellement droit à tout indistinctement ; mais l'ordre veut que chaque homme se désiste de ce droit général & indéterminé ; parce que son droit est effectivement borné par la nature même à la quantité de biens qui lui est nécessaire pour se conserver; les hommes ne peuvent donc sans agir contre l'ordre naturel, & contre leurs propres lumières, se refuser réciproquement cette portion qui, de droit naturel, apartient à chacun d'eux.
516
Ce que le droit naturel prescrit.
517
Usage du droit naturel.
      Il faut donc, ou qu'ils vivent à la maniere des bêtes, & que chaque homme [366] s'empare journellement de la portion dont il a besoin, ou qu'ils forment entr'eux un partage qui assure à chacun la part qu'il doit avoir, & alors la portion accordée à chaque homme, lui apartiendra de droit naturel & de droit légitime ; Elle lui apartiendra de droit naturel non-seulement parce que selon l'ordre naturel, il doit avoir comme les autres ce qui lui est nécessaire pour sa conservation, mais encore parce qu'il est rigoureusement obligé de se conserver. Elle lui apartient de droit légitime, parce qu'elle lui est assignée par les loix que les hommes ont réciproquement jugé à propos d'établir entr'eux.
518
Quelle idée on doit avoir du juste, & de l'injuste absolus.
      Il est étonnant que malgré des principes si évidents, il se soit élevé tant de contestations sur la réalité du juste absolu, & de l'injuste absolu, il faut nécessairement qu'on ait assigné à ces termes de juste ou d'injuste, des significations peu exactes ; car il n'est pas possible que ces mots ayent été introduits dans le langage des hommes sans rien désigner de réel ; mais lorsqu'on ne conteste que sur des idées vagues & confuses, la dispute porte presque toujours à faux : L'idée que je viens d'exposer du juste & de l'injuste, détermine exacte-[367]ment la question. Je vais examiner les principales objections, qu'on y opose directement.

 

Première Objection.

519
Objection contre le juste, & l'injuste absolus, prise de l'état naturel des hommes.
      La force, la ruse & les talens ont paru à quelques Philosophes établir tout le droit d'un chacun ; parce qu'en effet ces moyens paroissent décider de la fortune des hommes. L'homme est, dit-on le plus redoutable de tous les Animaux ; il tend à s'aproprier tous les biens pour se rendre maître des autres hommes ; il asservit même, & réduit en esclavage ses semblables. Les bêtes ont-elles satisfait à leur besoin, leur avidité est assouvie, elles laissent les autres prendre tranquillement leur pâture, elles ne les assujettissent point, elles ne connoissent point les excès ausquels les hommes s'abandonnent : On ne peut donc dans l'ordre naturel, envisager aucune distribution équitable des biens entre les hommes; puisque leur constitution ou leurs inclinations naturelles s'y oposent entierement ; il ne peut pas non plus s'établir entr'eux aucun partage de convention ; les hommes libres ne peuvent contracter ensemble avec sureté ; ils ne sont point scru-[368]tateurs des pensées les uns des autres ; or leurs conventions dénuées de cette condition essentielle, ne peuvent aporter aucune certitude, ni aucune confiance ; il y auroit de l'imprudence à l'un des contractans de satisfaire à ses engagements, sans être sûr que l'autre remplira les siens : Les hommes ne peuvent donc sans oublier entierement leur intérêt, sans se nuire, & sans manquer imprudemment à eux-mêmes, exercer aucune justice entr'eux ; toutes les voyes leur sont ouvertes pour satisfaire à leur besoin, & pour les prévenir, tous les moyens leur sont naturellement permis pour pourvoir à leur sureté, & à leur conservation, le juste absolu, & l'injuste absolu sont donc des Etres de raison.
520
Réponse.
521
Comment les hommes peuvent assurer leur droit naturel.
      Cette avidité insatiable des hommes, & cette fureur de dominer les uns sur les autres, peuvent à la vérité, s'oposer à une distribution réguliere des biens, jetter les hommes les plus féroces dans des déreglemens excessifs, & y entrainer même les plus raisonnables, & les plus pacifiques ; mais elles ne détruisent point leur droit naturel ; au contraire, l'incertitude & l'inquiétude qui naissent nécessairement de ce désordre horrible, rendent chaque homme Juge de sa [369] propre sûrété ; mais des Etres intelligens aperçoivent manifestement que ce n'est pas en oposant le déréglement au déréglement, c'est-à-dire en augmentant le desordre même, qu'ils éviteront les malheurs qu'ils veulent prévenir, toute leur ressource est au contraire de réprimer ces déréglemens qui leur sont si funestes ; tous leurs efforts, toutes leurs précautions doivent donc tendre à se raprocher tous de l'ordre, à se contenir réciproquement dans le bon usage de leur liberté, en se formant une autorité ou une puissance qui les assujettissent souverainement aux loix qu'elle prescrit, & aux engagemens libres & réciproques qu'ils peuvent alors légitimement & surement contracter entr'eux.
522
Les loix établies & soutenües par l'autorité, ne détruisent pas le droit naturel.

523
Elles ne détruisent pas non plus le juste, ni l'injuste absolu.
      Cette puissance ne détruit point le droit naturel de chaque homme ; au contraire elle l'assure & le regle selon les vûes les plus convenables & les plus intéressantes à la société.
     Le juste & l'injuste absolus subsistent donc toujours ; c'est la même loi fondamentale qui, au défaut des loix positives, & des conventions particulieres, décide les contestations qui s'élevent [370] entre les hommes soumis à l'autorité même.

 

Seconde Objection.

524
Objection contre le droit naturel, contre le juste, & l'injuste absolus, prise de la distribution inégale des biens.
Le droit naturel des hommes est originairement égal ; pourquoi les uns sont-ils favorisés de tous les avantages de la fortune, lorsque les autres sont plongés dans la misere, & dans l'indigence ? Quel rapport y a-t'il entre une distribution si irréguliere avec l'équité ou avec le droit naturel & égal des hommes ?
525 Réponse.
Mille causes naturelles contribuent inévitablement & nécessairement à produire cette inégalité ; or ces causes ne sont point assujeties [sic] à l'ordre Moral, elles apartiennent à un systéme beaucoup plus général, dont les hommes qui ont existé, qui existent, & qui existeront, ne font qu'un très-petite partie ; elles agissent pour la conservation d'un tout, & leur action est réglée selon les vûes & les desseins de l'intelligence Suprême qui a construit l'Univers, qui le gouverne, & qui en assure la durée ; c'est dans toute l'étendue de cet ordre, ou de ce systéme général, qu'il faut en chercher la régularité, & [371] non dans la distribution égale ou inégale du droit naturel de chaque homme ; c'est aux hommes à se régler sur cet ordre même, & non à le méconnoître, ou à chercher inutilement ou injustement à s'en affranchir.
526
Cette distribution doit être soumise à l'ordre naturel général.
Les hommes eux-mêmes contribuent beaucoup aussi à cette inégalité, & à cette vicissitude qui se trouvent dans la distribution de leurs droits ; ceux qui sont attentifs, laborieux, œconomes, les augmentent légitimement, ceux qui les négligent, ou qui les aliénent imprudemment, les diminuent par leur faute ; les hommes ne sont point chargé réciproquement les uns de réparer les pertes des autres, surtout celles qui nous arrivent par le mauvais usages de notre liberté.
527
La conduite des hommes contribue beaucoup à l'inégalité de la distribution des biens.
L'autorité réprime les entreprises de ceux qui veulent envahir nos biens, ou attenter à notre liberté, ou à notre vie; mais elle ne peut sans troubler l'ordre de la Société, & sans favoriser le déréglement des hommes qui tombent dans l'indigence par leur mauvaise conduite, remédier aux dérangemens qui arrivent continuellement dans la distribution des biens.
528
L'autorité soutient le droit d'un chacun, dans la distribution des biens, & tous ses autres droits.
Mais les hommes qui peuvent se ren-[372]dre utiles ont une ressource assurée dans leurs talens, & dans leurs travaux, & ceux qui sont dans l'impuissance de travailler, trouvent du secours dans l'assistance des hommes bienfaisans, & attentifs à observer les regles de l'équité, & les préceptes de la Religion.
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Comment la Société contribue à la distribution inégale des biens.
L'ordre naturel prescrit aussi aux hommes des devoirs envers eu-mêmes, que la Religion & les loix positives reglent selon les vûes de l'Auteur de la Nature qui se manifestent par elles-mêmes & selon les avantages de la Société.
 
Toutes ces Loix fondamentales naissent d'un même principe, & si elles paroissent se contrarier en quelque point, ou à quelques égards, c'est pour mieux s'opposer au mauvais usage de la liberté des hommes & former ensemble un tout plus régulier.
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Devoir de l'homme envers Dieu, envers lui-même, & envers autrui.
L'intelligence Suprême a voulu que l'homme fût libre ; or, la liberté est müe par différens motifs, qui peuvent le maintenir dans l'ordre, ou le jetter dans le désordre, il falloit des loix précises pour lui marquer exactement son devoir envers Dieu, envers lui-même, & envers autrui, qu'il fût intéressé à les observer; c'est dans ces vûes que la Religion, & la Politique se sont réunies à l'ordre naturel pour con-[373]tenir plus surement les hommes dans la voye qu'ils doivent suivre.
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Nécessité des loix, & des regles, pour guider l'homme dans le bon usage de sa liberté.