MERCURE DE FRANCENOUVELLES LITTÉRAIRESÉ L O G E
de M. Q U E S N A Y, par . FRANÇOIS QUESNAY naquit le 4 Juin 1694, à Merey, près Montfort-l'Amaury. Son père étoit un honnête & vertueux Avocat, qui se livroit tout entier à sa profession, mais un peu autrement à la vérité que la plupart de ses confrères, c'est-à-dire, plus utilement pour ses cliens que pour lui. Il étoit bien plus occupé d'accommoder les Parties que de plaider pour ou contre elles, & d'empêcher les procès que de les faire durer. Aussi ne fit-il pas fortune. Il fut très consulté, très-estimé, très-chéri, & n'en fut pas plus riche. Probitas laudatur & alget**. Sa femme, qui songeoit un peu plus à ce [146] ce qu'on appelle le solide, laborieuse, active & intelligente s'occupoit de son côté toute entière de l'économie domestique & rurale, voulut que le jeune Quesnay suivît son exemple, pour devenir plus opulent que son père. Elle le destina si bien à cet unique objet, qu'à douze ans il ne savoit pas encore lire. Ce ne fut pas, comme on voit, un génie précoce ; il n'auroit pas ajouté un Chapitre au Livre de Baillet, sur les enfans célèbres ; mais il a mieux fait pour sa renommée ; il a mérité un rang distingué parmi les vrais Savans. Peut-être même n'en a-t-il que mieux valu pour avoir commencé si tard. La nature eut le temps de développer en lui, sans gêne & sans obstacle, les forces corporelles & physiques, plus nécessaires qu'on ne croit aux forces intellectuelles ; comme le prouvent tant d'enfans merveilleux qui ne le sont pas long-temps, & qui meurent ou qui restent avec un corps foible & un esprit avorté. En le formant à l'administration rurale, sa mère le forma en même temps à une vie active & sobre ; deux objets importans dans une bonne éducation, & trop négligés dans nos institutions modernes. La Maison Rustique de Liébaut, qu'il entendoit lire avec intérêt, lui inspira le desir de pouvoir lire tout seul ce livre là & beaucoup d'autres ; le Jardinier de sa mère lui donna quelques mauvaises leçons de lecture ; il suppléa le reste de lui-même ; c'est-à-dire, [147] qu'il apprit presque tout seul la chose la plus difficile peut-être, si ce n'est d'apprendre à parler. On ne pense pas assez au chemin immense qu'a fait un enfant quand il sait parler & lire ; & ce chemin énorme, que les enfans, pour la plupart, font en assez peu de temps, prouveroit peut-être que si la nature n'a pas fait tous les esprits égaux, comme l'experience le prouve, le besoin & l'application peuvent au moins les rapprocher plus qu'on ne croit les uns des autres. Qui sait lire une fois, saura bientôt tout ce qu'il voudra, pourvu qu'il le veuille avec suite & fermeté. Le jeune Quesnay en fut la preuve ; car il apprit, presque sans maître, le Latin & le Grec, dont il sentit qu'il auroit besoin, non pas pour faire de beaux vers ou de belle prose, mais pour trouver dans les livres des Anciens des vérités utiles, qui l'intéressoient davantage. Assez souvent il alloit à pied de Merey à Paris, pour acheter un livre où il espéroit s'instruire ; il revenoit le soir en lisant son livre, & se retrouvoit dans son village ayant fait vingt lieues, & ne s'étant apperçu ni du chemin ni de la fatigue, par l'application & l'intérêt qu'il avoit donné à la lecture. Il auroit pu s'appliquer, quoique dans un sens bien différent, le vers charmant de M. Marmontel, dans sa pièce d'Annette & Lubin, Aller, fatigue un peu ; mais revenir délasse. Son père, qui voyoit avec plaisir 1'ardeur [148] & les progrès de ce digne fils, lui disoit quelquefois : mon enfant, le temple de la vertu est appuyé sur quatre colonnes, la récompense & l'honneur, la punition & la honte. Le bon vieillard eût peut-être dit vrai dans les siécles passés, si pourtant les siécles passés valoient mieux que le nôtre ; mais dans celui-ci les quatre colonnes, & sur-tout les deux dernières, sont devenues un appui bien frêle & bien négligé. Les deux autres furent toujours l'appui de M. Quesnay, & heureusement pour lui ne trompèrent pas ses espérances. Bientôt il fallut prendre un état ; il choisit celui de Chirurgien, uniquement parce qu'il lui parut le plus utile de tous, & qu'avant tout il vouloit être utile. Il eût pour Maître un Chirurgien ignorant, qui ne put lui apprendre qu'à saigner. Pendant ce temps il écrivoit, d'après ses lectures & pour sa propre instruction, des cahiers qui sans doute étoient excellens ; car son imbecille Maître, qui eut au moins l'esprit de les lui voler & de les transcrire, fut reçu avec distinction Chirurgien à Paris, sur la seule présentation de ces cahiers qu'il n'entendoit pas. Enfin M. Quesnay vint lui-même dans la capitale chercher des leçons, des lumières, des livres & des rivaux. Dévoré de l'ardeur de savoir, il y étudia non-seulement la Chirurgie, la Médecine, la Physique & la Chirurgie, mais jusqu'à la Métaphysique, qui lui [149] plaisoit fort & dont il ne se dégoûta jamais. Il lisoit en même-temps Ambroise Paré & Nicolas Malebranche, entendoit très-bien le premier, & se flattoit d'entendre le second. Il alla s'établir à Mantes, où ses succès multipliés lui méritèrent, comme il devoit s'y attendre, la jalousie & les persécutions de ses confrères. Il en fut délivré par les bontés du feu Maréchal de Noailles, qui fut assez heureux pour sentir ce qu'il valoit, le faire connoître, & le mettre à l'abri de l'envie ; ainsi pour cette fois le Protecteur fut vraiment digne de ce titre, puisqu'il protégeoit réellement le mérite contre l'ignorance, & la probité contre 1'intrigue. Son premier ouvrage fut une critique du Traité de la Saignée de M. Silva. Le grand Médecin de Paris, qui s'étoit étayé de beaux calculs, si illusoires & presque si ridicules dans cette matière obscure, fut vaincu par le petit Chirurgien de Mantes, qui ne se payoit pas d'étalage, & ne s'appuyoit que sur l'observation & les faits. Il est assez juste que dans un Pays où les Charlatans en tout genre ont plus beau jeu que par tout ailleurs, ils rencontrent au moins de temps à autre quelque pierre d'achoppement, qui retarde & trouble un peu leur succès. Le docte Quesnay, fut la pierre du Docteur Silva. Ce Docteur étoit, comme l'on sait, grand partisan de la saignée, qui, comme l'on sait encore, a eu d'autres Doc-[150]teurs pour Adversaires ; les purgations ont trouvé de même, parmi les Médecins, leurs prôneurs & leurs ennemis. Il est un peu fâcheux, peut-être un peu scandaleux pour l'honneur de la Médecine (a dit un Philosophe chagrin, & qui vraisemblablement se portoit mal) que depuis tant de siécles qu'on cultive cette science, ou du moins qu'on la pratique, un pauvre malade ne sache pas bien encore lequel vaut mieux pour lui d'être ou saigné, ou purgé, ou saigné & purgé, ou ni 1'un ni l'autre. L'Académie de Chirurgie, qui fût formée peu de temps après que l'ouvrage de M. Quesnay eut paru, & qui est devenue depuis si célèbre & si utile, avoit besoin, sur-tout en naissant, d'un Secrétaire qui fut à la fois Chirurgien, Médecin, Lettré & Philosophe ; on alla chercher ce Secrétaire à Mantes, que M. Quesnay eut bien de la peine à quitter ; & Paris même ne fut point jaloux de ce choix, tant il étoit juste. Le nouveau Secrétaire fit la Préface du Premier volume de cette Académie, qui fut regardée comme un chef-d'uvre, & comparée, sous ce titre, à la belle Préface que Fontenelle avoit mise à la tête de l'Histoire de l'Académie des Sciences. Sans prétendre fixer les rangs entre ces deux excellens ouvrages, on peut dire au moins que celui de Fontenelle a le mérite d'avoir été fait le premier ; M. Quesnay a profité dans le [151] sien de quarante ans de lumières de plus ; & quel siécle que quarante ans, chez une Nation où les Sciences sont cultivées ! Le Secrétaire de l'Académie de Chirurgie, outre sa belle Préface, donna dans le même volume quatre ou cinq excellens Mémoires, & revit ou corrigea presque tous les autres ; ce qui fit dire à un de ses amis que la moitié du volume étoit de lui, & qu'il avoit fait le reste. Quelque-temps auparavant, il avoit été reçu Docteur en Médecine ; mais fidèle à la Chirurgie, qui l'avoit formé & nourri, il en fut le zélé défenseur dans un procès qu'elle eut alors avec les Médecins ; nouveau Coclès, il se battit seul & long-temps contre 1'armée & l'artillerie Doctorale. Attaqué de la goutte, & forcé de renoncer à la Chirurgie, mais non pas à l'art de guérir, il devint Médecin Consultant du Roi & Premier Médecin ordinaire. Il eut des Lettres de Noblesse, qu'il ne demandoit pas, & par lesquelles son nom ne sera pas aussi illustré que par ses Ouvrages ; le feu Roi, qui l'appeloit son Penseur, lui donna en même temps pour armes trois fleurs de Pensée ; espèce de rebus, si l'on veut, comme plusieurs autres écussons, mais rebus honorable, parce qu'il étoit vrai. Philosophe à la Cour, y vivant dans la retraite & le travail, ignorant la Langue du Pays & ne cherchant point à l'apprendre, peu lié avec ses habitans, juge aussi éclairé [152] qu'impartial & libre de tout ce qu'il y entendoit dire & y voyoit faire, il écrivit dans ce séjour si peu fait pour les sciences, des livres de Physiologie Médicale, dont la théorie seroit peut-être aujourd'hui un peu surannée pour la Physique moderne, mais qui seront toujours estimables par les faits qu'ils renferment, & par le savoir qu'ils supposent. Il s'occupoit aussi en même-temps de sa chère & vieille amie la Métaphysique, & fit pour l'Encyclopédie l'article Évidence ; qui eut le sort de presque tous les ouvrages de cette espèce, celui d'être assez peu lu, encore moins entendu, & fort critiqué. Cette Métaphysique abstruse le mena jusqu'où elle devoit naturellement le conduire, jusqu'à la Théologie, sur laquelle il écrivit aussi beaucoup ; mais comme les méprises y sont encore plus faciles & sur-tout plus dangereuses, il eut la très-sage précaution d'en conférer long-tems & profondément avec un Jésuite accrédité, alors Confesseur du Roi, le R. P. Desmarets, qui se piquoit aussi de Métaphysique *, & qui [153] fut en Théologie son guide, son flambeau & sa sauve-garde. Toujours méditant, toujours écrivant, lisant très-peu & ne voyant presque personne, uniquement livré dans sa solitude à l'objet actuel qui l'occupoit, venoit-on l'interrompre pour lui demander un service, il paroissoit écouter à peine ce qu'on lui disoit, il en revenoit toujours dans la conversation au livre qu'il faisoit alors, & cependant finissoit toujours par rendre le service qu'on lui avoit demandé. Enfin il abandonna Médecine, Chirurgie, Physiologie, Physique, Métaphysique & Théologie, pour s'occuper uniquement des matières d'administration ; il fut le chef & le chef très-revéré, de la Secte qu'on appelle des Économistes, si on peut donner le nom de Secte à une Société de Citoyens éclairés, vertueux, & qui portent l'amour du bien public jusqu'à cet enthousiasme, toujours respectable aux yeux de l'homme de bien, mais quelquefois dangereux (car pour l'honneur de la France nous n'osons dire ridicule) chez une Nation légère & frivole, assez peu éclairée sur ses véritables intérêts pour préférer ceux qui l'amusent à ceux qui l'instruisent, & ceux qui la flattent à ceux qui la servent. Les disciples de M. Quesnay, semblables à ceux de Pythagore, ne l'appeloient que le Maître par excellence ; comme les Elèves de cet ancien Philosophe, ils auroient vo-[154]lontiers répondu à leurs adversaires : le Maître l'a dit. La Science économique qu'il leur avoit enseignée, étoit aussi pour eux la Science tout court ; nom qu'elle mériteroit en effet d'obtenir, si elle joignoit à l'utilité bien reconnue de son objet, la certitude rigoureuse dont peuvent se vanter d'autres Sciences, aussi utiles peut-être, mais plus modestes, qui souffrent que des connoissances assez peu dignes de ce nom, le partagent, néanmoins avec elles. Une Société savante, qui s'est formée depuis peu*, & qui a pour objet l'encouragement des Arts utiles, fait gloire de compter parmi ses principaux Membres les plus illustres Disciples de M. Quesnay. Cette Académie (car elle en mérite bien le nom) vraiment digne d'être protégée, mais n'ayant jusqu'ici d'autres ressources que son zèle, propose à ses frais des sujets de Prix, sur les matières, sinon les plus brillantes dans la spéculation, au moins les plus intéressantes dans la pratique. Ainsi elle diffère des autres Académies, en ce qu'elle paye pour faire le bien, & que les autres sont payées. M. Quesnay eut des Sectateurs dans une classe même où il n'en auroit guère espéré. Un Marchand Confiseur a pris pour enseigne cette inscription, en lettres d'or : A l'ami des maximes économiques de François Quesnay. Ce Marchand qui prétend être [155] au moins en date, le premier des Économistes, desire que le Public en soit instruit, * & il paroît juste de lui donner cette satisfaction. A l'âge de 80 ans, l'amour des Mathématiques, que M. Quesnay avoit à peine effleurées dans sa jeunesse, s'empara tout-à-coup de lui, & l'absorba tout entier, comme avoient fait tous les objets de ses méditations précédentes ; mais à cet âge il étoit trop tard pour venir frapper à cette porte, que trente ans plus tôt cet esprit patient & profond auroit peut-être enfoncée avec succès. Il eut le malheur de trouver à la fois la trisection de l'angle & la quadrature du cercle, & de démontrer par des raisonnemens Métaphysiques qui lui paroissoient hors de doute, que la diagonale du quarré & son côté ne sont pas incommensurables. Son âge qui excusoit tout, & sa juste réputation, que les erreurs de sa vieillesse ne pouvoient ternir, empêchèrent que ses lucubrations géométriques ne fissent tort à ses autres ouvrages. Il ne faut pas, disoit à cette occasion un Mathématicien trop caustique, qu'un Chef de Secte se mêle d'écrire sur la Géométrie quand il ne la fait pas ; car cette maudite science est la mesure [156] de la justesse de l'esprit ; & qui déraisonne en Mathématiques, où un bon esprit ne déraisonne jamais, est plus que suspect de ne pas raisonner parfaitement sur le reste, où il est plus facile de s'égarer. Il eût été trop dur & trop injuste de faire une application sevère de cet apophtègme à un vieillard illustré, & consumé par ses veilles. Aussi ne la fit-on pas. Celui qui écrit cet Éloge, lié depuis long-temps avec M. Quesnay, fit tout ce qu'il put pour épargner à son ami ses écarts géométriques ; mais il le trouva si persuadé, si opiniâtre, & sur-tout si heureux par son erreur, qu'il crut devoir l'en laisser jouir en paix. L'essentiel, a dit un grand Roi de nos jours, vrai Philosophe, quoique Monarque & Guerrier, l'essentiel est d'être heureux, le fût-on en jouant aux quilles ; si cette maxime est vraie pour tout âge, à plus forte raison l'est-elle pour un vieillard de 80 ans, quand il a le bonheur de pouvoir encore s'amuser en écrivant ses rêveries. Notre vieux Philosophe étoit si enivré des siennes, qu'elles le consoloient de la goutte dont il étoit rongé. Il faut bien, disoit-il paisiblement, avoir quelques maux à mon âge : les autres sont paralytiques, attaqués de la pierre, sourds, aveugles, imbécilles, & moi goutteux ; c'est ma part, & je m'y soumets. Il mourut le 16 Décembre 1774, accablé de travaux & d'infirmités, avec toute [157] la tranquillité d'un sage, observant & souffrant en paix le dépérissement de la machine. Non-seulement sa mort fut honorée des regrets & des éloges de ses amis ; mais ses Disciples Économistes de tout âge & de tout état, firent à l'envi l'Apothéose de leur cher & illustre maître. Il la méritoit par ses connoissances, par ses lumières, par son humanité, par son désintéressement, enfin par ses travaux & ses vertus. Parmi ses Panégyristes, il en est un d'une très-grande naissance, M. le Comte d'Albon, qui dans l'âge de la dissipation & des plaisirs a pour toutes les connoissances utiles cette ardeur que la jeunesse augmente encore dans une âme honnête. Jacques d'Albon, Maréchal de S. André, qui ne savoit pas lire, seroit fort étonné sans doute de voir un de ses descendans faire le Panégyrique d'un Médecin qui n'étoit pas même né Gentilhomme ; ce Maréchal n'auroit surement pas fait l'éloge du grand Médecin Fernel son contemporain ; mais le nom de Fernel est devenu pour le moins aussi célèbre que celui de Saint-André. M. le Comte d'Albon, par ses connoissances & par ses talens, est fait pour acquérir un jour la célébrité dans tous les genres. Ainsi, depuis les Philosophes jusqu'aux habitans de la Cour, depuis les Académies jusqu'aux Boutiques, M. Quesnay a trouvé dans toutes les classes de zélés sectateurs ; & cette multitude de partisans n'est pas [158] un petit éloge pour un sage isolé, qui vivoit dans la retraite, plus occupé de mériter des disciples que d'en chercher. |
« Éloge de M. Quesnay, par M. d'Alembert. » Mercure de France, 15 Novembre 1778. p. 145-158.
Comme celui du Comte d'Albon, cet éloge de Quesnay par Jean Le Rond d'Alembert (1717-1783) emprunte l'essentiel de ses matériaux à l'éloge composé par M. de Fouchy et, d'après le périodique, imprimé dans l'Histoire de l'Académie des Sciences de 1774. Mais leur ton diffère sensiblement.