Les chiffres qui se trouvent entre [ ] dans le corps du texte indiquent la pagination de l'édition originale.
Non est mora longa... (1) Qu'on lise ce Livre ou non, peu m'importe; mais si on le lit, il faut achever avant toute contestation. Je ne veux point d'audience à demi, ni de Juge prévenu; il faut pour m'entendre, quitter ses plus chers préjugés : laissez un instant tomber ce voile, vous appercevrez avec horreur la source et l'origine de tous maux, de tous crimes, là-même où vous prétendez puiser la sagesse. Vous verrez avec évidence les plus simples et les plus belles leçons de la Nature perpétuellement contredites par la Morale et la Politique vulgaire. Si le cur et l'esprit fascinés de leurs dogmes, vous ne voulez ni ne pouvez en sentir les absurdités, je vous laisse au torrent de l'erreur. Qui vult decipi decipiatur.
CODE DE LA NATURE
PREMIÈRE PARTIE
Défauts des principes généraux de la Politique et de la Morale.
JE développe analytiquement dans cette Dissertation, des vérités qui, malgré leur simplicité et leur évidence, sont presque de tous tems demeurées dans l'oubli, ou environnées des ténèbres des préjugés. Je tâche de rassembler ces vérités éparses çà et là dans les écrits de quelques-uns de nos Sages; mais confondues dans un si grand nombre de faus-[6]ses opinions, ou si foiblement énoncées, qu'elles y sont à peine apperçues. Je les ai réunies pour leur restituer toute leur force. Un Poëme aussi nouveau par son sujet que par sa construction, vient de revêtir ces vérités de toutes les grâces de l'Épopée, pour les faire briller avec plus de charmes. Je ne leur laisse dans cette Dissertation, d'autres ornements que leur propre évidence.
Tel est le déplorable état de la raison, qu'il faut faire mille efforts, user de mille stratagèmes pour déchirer le bandeau qui l'aveugle, et lui faire tourner les yeux vers les vrais intérêts de l'humanité : c'est le but de la Basiliade. Après avoir dit un mot du sujet et de la conduite de ce Poëme, j'expose ici tout nûment, le sistème de sa morale.
Réflexions générales sur la conduite et le but de la Basiliade.
Il semble que l'Auteur ait pensé que, sans étudier la poëtique d'Aristote ni ses commentaires, on pouvoit, à l'aide d'une imagination vive, dirigée par le jugement, [7] construire un Poëme épique dans toutes les régles de l'art ; ces régles sont elles-mêmes fort postérieures à l'exercice du génie sur des sujets héroïques, et c'est des productions de ce feu de l'ame, qu'elles ont emprunté leur autorité. En un mot, comme on a raisonné, et raisonné juste, avant qu'il y eût une Logique artificielle, il y a eu de très-beaux Poëmes, avant qu'on s'avisât d'observer comment ils étoient construits.
Je crois comme lui, qu'en rendant justice aux ingénieuses rêveries des Anciens et des Modernes qui se sont signalés, on pouvoit ouvrir une nouvelle carriére à l'Épopée, et bâtir sur un plan dans lequel il n'entrât rien des actions fougueuses, de ces événemens tragiques et sanglans, ni de ces avantures romanesques, que les grands Poëtes ont estimé dignes de leurs chants.
Les fictions de ces hommes célèbres, tiennent toutes aux préjugés religieux, politiques et moraux des nations qu'ils ont voulu instruire ou flatter ; ils respectoient eux-mêmes ces préjugés ; et plus touchés du spé-[8]cieux que du réel, ils ne cherchoient qu'à embellir ce qu'ils croyoient bon et louable.
En examinant sérieusement combien leur Morale est inférieure aux fables et aux allégories dont ils s'efforcent de l'orner, on ne peut s'empêcher de les comparer à des Artistes qui décoreroient d'une riche broderie une étoile de vil prix. J'admire la beauté de l'ouvrage et méprise la matière. Ces heureux génies vouloient plaire, parce qu'ils espéroient instruire : leur intention fait leur éloge ; mais dans le vrai, ils n'ont réussi qu'à demi, ils ont plu seulement.
Il paroit que l'auteur ambitionne comme eux, la gloire d'être utile au genre-humain, et qu'il fait des efforts pour les surpasser : pour parvenir à ce point, il a pris une route presque toute nouvelle, et il lui a fallu de nouveaux moyens. Il n'avoit point de modèle ; où en prendre ? Là-même où personne ne s'est avisé d'en chercher.
Chaque Poëte s'est contenté de renfermer son sujet dans les limites d'un trait d'histoire ou de fable qui interessât les [9] murs, la religion ou la gloire d'une nation ; Mr. M****** ne s'est prescrit d'autres bornes, que celles des vrais avantages de l'humanité entiére. Enfin, Il lui falloit un héros, qui, pour être capable de régir un peuple selon les loix paisibles de la simple Nature, ne ressemblât point à la Plupart de ceux que l'erreur admire, et auxquels la flatterie prodigue les titres les plus fastueux.
Il n'étoit pas moins nécessaire que les machines de ce Poëme n'eussent rien de ce que, de tous tems et presque par-tout, la superstition a prêté de monstrueux ou de ridicule aux objets de ses frayeurs et de son culte fanatique. Il falloit que ces machines produisissent, non le puérile merveilleux des prestiges, mais la ravissante organisation de l'univers. Les Puissances protectrices de son Héros devoient être de magnifiques emblêmes des seuls vrais attributs de la Divinité, et non des fantômes bizarrement personnifiés, qui, dans nos Poëmes ordinaires, servent à mener au dénoûment l'entreprise hardie de quelque forcené, [10] ou à tirer d'embarras quelque malheureux.
Sans plus long parallèle, on sentira à la lecture de son Ouvrage, toutes ces différences : on y remarquera aussi, qu'à l'égard des tableaux et des descriptions, l'Auteur a taché comme nos écrivains célébres, d'imiter la belle Nature ; et que s'il s'est quelquefois trouvé le Copiste des mêmes objets, il a évité, autant qu'il est possible, de les prendre dans la même attitude ou sous le même point de vue. Je laisse le Lecteur juge de la nouveauté du spectacle, aussi-bien que de la bonté du dessein et de l'exécution. Passons des moyens au but principal.
Ce but est de faire voir que le véritable Héros, est l'homme même formé par les leçons de la Nature, et de saper par les fondemens, tous les malheureux préjugés qui le rendent sourd à la voix de cette aimable législatrice. C'est de la dignité de ce sujet, que se tire le principal titre de ce Poëme (1), et sous l'allégorie de Naufrage [11] des Isles flottantes, on désigne le sort que l'on veut faire subir à la plupart des frivolités dont la raison est offusquée.
Erreurs invétérées de la Morale vulgaire; difficultés d'en percer les ténébres et la multitude.
Il est surprenant, pour ne pas dire prodigieux, de voir combien notre Morale, à peu près la même chez toutes les Nations, nous débite d'absurdités sous le nom de principes et de maximes incontestables. Cette science qui devroit être aussi simple, aussi évidente dans ses premiers axiomes et leurs conséquences, que les mathématiques elles-mêmes, est défigurée par tant d'idées vagues et compliquées, par tant d'opinions qui supposent toujours le faux, qu'il semble presqu'impossible à l'esprit humain, de sortir de ce cahos : il s'accoutume à se persuader ce qu'il n'a pas la force d'examiner. En effet, il est des millions de propositions qui passent pour certaines, d'après lesquelles on argumente éternellement; [12] voilà les préjugés. Je les compare à ces dissertations, que font les Antiquaires sur de fausses médailles. Si l'on est étonné que ces Savans s'en soient laissé imposer par quelque fondeur, le Sage ne l'est pas moins de voir les hommes assujettis depuis tant de siécles à des erreurs qui sans cesse troublent leur repos. La raison générale de cet aveuglement, de sa durée et de la difficulté d'en guérir, c'est que la vérité est u e mesure si fine, si précise et si déliée, que de la moindre quantité qu'on la manque, cet écart infiniment petit à son origine et presque imperceptible, croit avec une rapidité et dans une progression beaucoup plus énorme, qu'aucune erreur de calcul, mais avec cette fâcheuse différence, que plus on se trompe, moins on croit se tromper: si l'on vient à le reconnoître, alors l'étendue de ce Dédale, ses énormes détours effraient, étourdissent ; on ne peut, ou on n'ose en chercher les issues.
Dans les derniers tems, et même de nos jours, les Bacons, les Hobbes, les Lock, les [13] Pope, les Montesquieu, etc. ont tous apperçu que la partie la plus imparfaite de la Philosophie, étoit la Morale, tant à cause de la complexité embarrassante de ses idées, que par l'instabilité de ses principes, par l'irrégularité de sa méthode qui ne peut rien réduire en démonstration, trouvant à chaque pas des propositions dont la négative peut également se défendre.
Ces difficultés ont rebuté partie de ces grands hommes, jetté l'autre dans un doute général ; quelques-uns seulement ont essayé de décomposer ce Tout, d'en examiner séparément les pièces : mais sans oser rien conclure, soit qu'ils n'aient pu découvrir le premier pli de ce nud compliqué, soit qu'ils se soient contentés de le laisser deviner après avoir mis sur les voies.
Principes des erreurs des Moralistes anciens et modernes ; ce qu'ils auroient dû faire pour les reconnoître et les éviter.
J'ai tâché de découvrir ce premier chaînon de l'erreur, et de rendre sensible ce pre-[14]mier Point divergent qui a toujours éloigné nos Moralistes et nos Législateurs de la vérité. Ecoutez-les tous, ils vous poseront pour principe incontestable et pour base de tous leurs systêmes, cette importante proposition. L'homme naît vicieux et méchant. Non, disent quelques-uns, mais la situation où il se trouve dans cette vie, la constitution même de son être, l'expose inévitablement à devenir pervers (1).
Tous prenant ceci à la rigueur, aucun ne s'est imaginé qu'il en pouvoit être autrement ; aucun, par conséquent, ne s'est avisé qu'on pouvoit proposer et résoudre cet excellent Problême :
Trouver une situation dans laquelle il soit presqu'impossible que l'homme soit dépravé, ou méchant, ou du moins, minima de malis.
Ce Problême et sa solution manqués, nos Instituteurs anciens ont perdu de vue l'unique cause premiére de tous les maux, l'unique medium évident qui pouvoit leur [15] faire reconnoître une erreur commencée. Nos Modernes après eux, se sont trouvés encore plus éloignés d'une première vérité qui leur auroit fait nettement reconnoître la véritable origine, la nature, l'enchaînement des vices, et l'inefficacité des remèdes que la Morale vulgaire prétend y apporter. Ils auroient pu, dis-je, à l'aide de ces lumières, facilement décomposer cette Morale d'institution, prouver le faux de ses hypotéses, l'impuissance de ses préceptes, les contrariétés de ses maximes, l'opposition dé ses moyens avec leur fin ; en un mot, démontrer en détail les défauts de chaque partie de ce corps monstrueux.
Cette Analyse, comme celle des Equations mathématiques, écartant et faisant disparoître le faux, le douteux, auroit enfin fait sortir l'inconnue je veux dire, la Morale véritablement susceptible des démonstrations les plus claires.
En suivant cette méthode, J'ai découvert que de tout tems nos Sages, pour chercher à guérir une dépravation qu'ils ont [16] mal à propos, cru un fatal appanage de la condition humaine, ont commencé par imaginer que la cause de cette caducité étoit où elle n'exista jamais, et ont été précisément prendre ce poison pour le remède du mal dont ils le prétendoient cause.
Se répétant sans cesse, aucun de ces prolixes discoureurs ne s'est avisé de soupçonner que cette cause de la corruption des hommes fût précisément une de leurs premières leçons ; la matière leur en paroissoit trop pure, trop auguste; leurs loix, leurs régles trop prudentes et trop respectables, pour qu'on osât leur imputer cet énorme grief ; ils ont mieux aimé le rejetter sur la nature : ainsi l'homme au sortir de ses mains, quoiqu'également privé de toutes idées métaphysiques ou morales, simplement muni des facultés propres à recevoir ces idées; l'homme, dans les premiers instans de son existence, plutôt absolument indifférent à tout mouvement, que porté à aucune fougue impétueuse, se trouve, par la plupart de nos Philosophes, suffisamment pourvu de [l7] quantité de vices mêlés de quelques vertus innés [sic], aussi-bien que d'idées de même nom. Avant même que de voir le jour, il porte dans son sein les funestes semences de dépravation qui l'excitent à chercher son bien aux dépens de toute son espèce et de l'univers entier, s'il étoit possible.
Quand je passerois cette spécieuse absurdité, je serois toujours en droit de faire remarquer, que loin de chercher les moyens de déraciner ou de reprimer ces mauvais panchans pour laisser fructifier quelques foibles vertus, dont, selon ces Docteurs, les racines ne sont pas absolument pourries ; que loin, dis-je, de fomenter ces salutaires dispositions, ils ont fait précisément tout ce qu'il falloit pour jetter et faire éclorre dans le cur de l'homme, une semence de vice qui n'y fût jamais, et pour étouffer le peu de vertus qu'ils imaginent y cultiver.
Causes de la corruption de l'amour-propre.
Voyons, par exemple, cet amour-propre dont vous faites une hydre à cent têtes, et [18] qui l'est en effet devenu par vos propres préceptes. Qu'est-il cet amour de soi-même dans l'ordre de la nature ? un désir constant de conserver son être par des moyens faciles et innocens que la Providence avoit mis à notre portée, et auxquels le sentiment d'un très-petit nombre de besoins nous avertissoit de recourir.
Mais dès que vos institutions ont eu environné ces moyens d'une multitude de difficultés presque insurmontables, et même de périls effrayants, naturæ bellum indicant confligat oportet; étoit-il étonnant de voir un paisible panchant devenir furieux, et capable des plus horribles excès, vous obliger à travailler pendant des milliers de siècles, avec autant de peine que peu de succès, à calmer ses transports ou réparer ses dégats ? est-il étonnant que vous ayez vu cet amour de nous-même, ou se transformer en tous les vices, contre lesquels vous déclamez vainement, ou bien prendre le masque des vertus factices que vous prétendiez lui opposer ?
[19] C'est donc précisément de votre triste Morale que l'éducation commune des hommes empruntant ses lugubres couleurs, on a vu et l'on voit ses leçons, porter dans leur cur, dès la plus tendre enfance, le funeste levain que vous attribuez faussement à la Nature.
Donc le premier usage que fit un pere de pareils préceptes pour instruire ses enfans, fut l'époque fatale de l'esprit d'indocilité, de revolte et de violence. Etoit-ce un vice de la Nature que cette résistance? non, certainement, elle étoit une défense bien légitime de ses droits.
Si ce pere simple et sauvage erroit dans les moyens de policer sa famille et d'y maintenir la paix, si l'ordre qu'il s'étoit avisé d'y établir pour cette fin, étoit vicieux, les inconvéniens dans ces commencemens, n'étoient pas considérables.
Vous, Réformateurs du genre-humain, qui deviez être avertis par ces inconvéniens des défauts de cette police, en sentir la cause, en remarquer les effets, en prévoir [20] les dangereuses conséquences, êtes-vous excusables d'avoir adopté ces erreurs, d'en avoir favorisé le progrès, de les avoir multipliées comme les nations, au gouvernement desquels vous les avez fait servir de règles ?
Telles sont en général les méprises invétérées que l'on attaque dans la Basiliade ; et voici en peu de mots les vérités que je prétens établir dans cet Ouvrage.
État de l'homme au sortir des mains de la Nature, et ce qu'elle a fait pour le préparer à être sociable.
L'homme n'a ni idées ni panchans innés. Le premier instant de sa vie le trouve enveloppé d'une indifférence totale, même pour sa propre existence. Un sentiment aveugle, qui ne différe point de celui des animaux, est le premier moteur qui fait cesser cette indifférence.
Sans entrer dans le détail des premiers objets qui font sortir l'homme de cet engourdissement, ni de la manière dont cela [ 21] s'opére, je dis que ses besoins l'éveillent par dégrés, le rendent attentif à sa conservation, et c'est des premiers objets de cette attention, qu'il tire ses premiéres idées.
La Nature a sagement proportionné nos besoins aux accroissemens de nos forces; puis en fixant le nombre de ces besoins pour le reste de notre vie, elle a fait qu'ils excédassent toujours de quelque chose les bornes de notre pouvoir. On va voir les raisons de cette disposition.
Si l'homme ne trouvoit aucun obstacle à satisfaire ses besoins, chaque fois qu'il les auroit contentés, il retomberoit dans sa premiére indifférence, il n'en ressortiroit que lorsque le sentiment de ces besoins renaissans l'agiteroient; et la facilité d'y pourvoir n'auroit pas besoin de lumiéres supérieures à l'instinct de la brute; il n'auroit pas été plus sociable qu'elle.
Ce n'étoit point là les intentions de la suprême Sagesse ; elle vouloit faire de l'espéce humaine un Tout intelligent qui s'arrangeât lui-même par un méchanisme aussi [22] simple que merveilleux; ses parties étoient préparées, et, pour ainsi dire, taillées pour former le plus bel assemblage; quelques légers obstacles devoient moins s'opposer à leur tendance, que les exciter fortement à l'union : séparément foibles, délicates et sensibles, des désirs, des inquiétudes causés par la distance momentanée d'un objet propre à les satisfaire, devoient augmenter cette espéce d'attraction morale.
Que devoit-il résulter de la tension de ces ressorts ? Deux effets admirables, savoir, 1°. une affection bienfaisante pour tout ce qui soulage ou secoure notre foiblesse ; 2°. le développement de la raison, que la Nature a mise à côté de cette foiblesse pour la seconder.
De ces deux sources fécondes devoient encore couler l'esprit et les motifs de sociabilité, une industrie, une prévoyance unanime, enfin toutes les idées, les connoissances directement ou indirectement relatives à ce bonheur commun. On peut donc dire avec Sénèque, Quidquid nos me-[23]liores beatosque facturum est, natura in aperta aut in proximo posuit.
C'est donc précisément dans ces vues que la Nature a distribué les forces de l'humanité entière avec différentes proportions entre tous les individus de l'espéce ; mais elle leur a indivisiblement laissé la propriété du champ producteur de ses dons, à tous et un chacun l'usage de ses libéralités. Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mêts appartiennent, tantôt à tous, parce que tous ont faim, tantôt à quelques-uns seulement, parce que les autres sont rassasiés; ainsi personne n'en est absolument le maître, ni n'a droit de prétendre l'être.
C'est sur la stabilité de cette base que la Nature avoit appuyé ce qui devoit être changeant et mobile ; elle avoit pris soin d'en régler et combiner les mouvemens.
Exposition détaillée des vrais fondemens de sociabilité.
Je m'arrêterai encore à considérer les [24] fondemens, l'ordre, et l'assortiment des principaux ressorts de cette admirable machine.
1°. Unité indivisible de fonds de patrimoine, et usage commun de ses productions.
2°. Abondance et variété de ces productions plus étendue que nos besoins, mais que nous ne pouvons recueillir sans travail ; tels sont les préparatifs de notre conservation, les soutiens de notre être.
Repassons aussi sur ce que la Nature a fait pour disposer les hommes à une unanimité, à une concorde générale, et comment elle a prévenu le conflit de prétentions qui pourroit arriver dans quelques cas particuliers.
1°. Elle fait sentir aux hommes par la parité de sentimens et de besoins, leur égalité de conditions et de droits, et la nécessité d'un travail commun.
2°. Par la variété momentanée de ces besoins, qui fait qu'ils ne nous affectent pas tous, ni également, ni dans les [25] mêmes instans; elle nous avertit de relâcher quelquefois de ces droits pour les céder à d'autres, et nous induit à le faire sans peine.
3°. Quelquefois elle prévient entre nous l'opposition, la concurrence des désirs, des gouts, des inclinations, par un nombre suffisant d'objets capables de les contenter séparément ; ou bien elle varie ces désirs, ces panchans, pour les empêcher de tomber en même-tems, sur un objet qui seroit unique, trahit sua quemque voluptas.
4°. Par la diversité de force, d'industrie, de talens mesurés sur les différens âges de notre vie ou la conformation de nos organes, elle indique nos différens emplois.
5°. Elle a voulu que la peine, la fatigue de pourvoir à nos besoins, toujours un peu plus étendus que nos forces, quand nous sommes seuls, nous fit comprendre la nécessité de recourir à des secours, et nous inspirât de l'affection pour tout ce qui nous aide; delà notre aversion pour l'abandon et la solitude, notre amour pour [26] les agrémens et les avantages d'une puissante réunion, d'une société.
Enfin, pour exciter et entretenir parmi les hommes, une réciprocité de secours et de gratitude, pour leur marquer les instans qui leur prescrivent ces devoirs, la Nature est entrée dans les moindres détails, elle leur fait tour à tour éprouver inquiétude ou tranquilité, lassitude ou repos, affaiblissement ou augmentation de force.
Tout est compassé, tout est pesé, tout est prévu dans le merveilleux automate de la société ; ses engrainures, ses contrepoids, ses ressorts, ses effets : si l'on y voit contrariété de forces, c'est vacillation sans secousse ou équilibre sans violence, tout y est entraîné, tout y est porté vers un seul but commun.
Cette machine, en un mot, quoique composée de parties intelligentes, opére en général, indépendanment de leur raison dans plusieurs cas particuliers ; les délibérations de ce guide sont prévenues , et ne le laissent que spectateur de ce qu'effectue [27] le sentiment. On peut donc dire avec Ciceron (1) : Natura ingenuit, sine doctrina, notitias parvas maximarum rerum, virtutem ipsam inchoavit.
Sur quels principes la Morale et la Politique devoient établir leurs préceptes et leurs institutions.
C'étoit à la Morale et à la Politique, ad ea principia quæ accepimus consequentia exquirere. C'étoit d'après ces excellentes dispositions qu'elles devoient travailler à seconder la Nature par l'Art: c'étoit sur les opérations de celles-là qu'elles devoient régler celui-ci : c'étoit sur le partage des forces de l'humanité qu'elles devoient régler les devoirs et les droits de chaque membre, et leur distribuer leurs emplois: c'étoit là qu'il falloit appliquer la balance et le poids, le cuique suum : c'étoit sur les proportions des parties du Tout que les sciences de gouverner, et les curs, et les actions des hommes, devoient établir les vrais [28] moyens de maintenir et d'encourager l'union d'une société, et d'en rétablir les accords, si quelque chose eût pu leur nuire ou les rompre. Ce que l'on nomme les tons de cette harmonie, je veux dire, les rangs, les dignités, les honneurs, devoient être mesurés sur les dégrés de zéle, de capacité, sur l'utilité des services de chaque Citoyen: on pouvoit alors sans danger, pour encourager tout effort généreux, tendant au bien commun, y attacher les idées flatteuses dont on décore de vains fantômes, objets frivoles de l'envie; ce vice tout honteux qu'il est, n'en veut qu'à ce qui ne peut nous être utile: il n'existe même et ne peut exister qu'où la vanité s'est appropriée, et le nom, et les avantages du mérite. En un mot, si l'on eut établi que les hommes ne seroient grands et respectables qu'à proportion qu'ils seroient bons, et plus estimés qu'à proportion qu'ils auroient été meilleurs, il n'y eût jamais eu entre eux que l'émulation de se rendre réciproquement heureux; alors l'oisiveté, l'inaction au-[29]roient été les seuls vices, les seuls crimes et les seuls opprobres ; alors l'ambition auroit été, non le désir de subjuguer ou d'opprimer les hommes, mais celui de les surpasser en industrie, en travail, en diligence: les égards, les louanges, les honneurs, la gloire auroient été de continuels sentimens de gratitude ou de conjouissance, et non pas de honteux tributs de la bassesse ou de la crainte pour ceux qui les paient, ou de vains et d'orgueilleux appuis de ce qu'on nomme fortune, élévation, pour ceux qui les exigent et les reçoivent.
Le seul vice que je connoisse dans l'univers, est l'Avarice; tous les autres, quelque nom qu'on leur donne, ne sont que des tons, des dégrés de celui-ci; c'est le Protée, le Mercure, la base, le véhicule de tous les vices. Analisez la vanité, la fatuité, l'orgueil, l'ambition, la fourberie, l'hipocrisie, le scéleratisme; décomposez de même la plupart de nos vertus sophistiques, tout cela se résoud en ce subtil et pernicieux élément, le désir d'avoir: vous [30] le retrouverez au sein même du desinteressement.
Or, cette peste universelle, l'intérêt particulier, cette fiévre lente, cette éthisie de toute société auroit-elle pu prendre où elle n'eût jamais trouvé, non-seulement d'aliment, mais le moindre ferment dangereux?
Je crois qu'on ne contestera pas l'évidence de cette proposition que là où il n'existeroit aucune propriété, il ne peut exister aucune de ses pernicieuses conséquences.
Idée de la probité naturelle; comment on pouvoit en prevenir la corruption.
Alors la probité naturelle qui, dans l'ordre général de l'univers, est le résultat d'un arrangement infiniment sage, dans lequel aucun Etre ne peut sans cause accidentelle, nuire au mouvement ni à l'existence d'un autre ; cette probité, dis-je, seroit demeurée ce qu'elle étoit dans l'homme, un éloignement invincible de toute action dénaturée, une loi dictée par le sentiment, approuvée et chérie par l'esprit et le cur; [31] loin de rencontrer de continuels obstacles qui affoiblissent ou détruisent cet état paisible de l'Etre raisonnable, l'homme exempt des craintes de l'indigence, n'eût eu qu'un seul objet de ses espérances, qu'un seul motif de ses actions, le bien commun, parce que le sien particulier en auroit été une conséquence infaillible. Donc, je le repéte; ce que l'on nomme probité, seroit demeuré inaltérable ; elle auroit acquis tous les ornemens que nous vantons dans le commerce de familiarité, je veux dire, la complaisance, l'affabilité ; en un mot, la politesse des manières, ainsi que celle des murs.
Qui ne comprendra que cette Morale auroit été susceptible des démonstrations, non-seulement les plus claires, mais les plus simples et les plus à la portée de tous les hommes ? Qui peut douter que l'éducation, tirant ses préceptes de cette Morale, auroit donné à des vérités très-sensibles et généralement interessantes, au moins autant de pouvoir et de crédit sur tous les curs, [32] que l'éducation ordinaire donne de force et d'empire à mille préjugés ridicules? La nôtre, en prévenant toute habitude vicieuse, auroit laissé ignorer aux hommes qu'ils pussent devenir méchans.
Mais avant que d'examiner plus en détail pourquoi la probité naturelle de la créature raisonnable s'est si prodigieusement alterée, tirons des objections même des Moralistes, de nouvelles preuves de l'efficacité des leçons d'une éducation qui seroit réglée sur nos principes.
Quand on vous accorderoit, disent-ils, que la Politique et la Morale s'y sont fort mal pris pour remédier à nos maux, sera-t'il moins vrai de soutenir que leur impuissance vient moins de leur propre fonds, que de la mauvaise volonté des hommes, qui naissent avec des panchans vicieux qu'il faut reprimer par la violence ?
Voyez, par exemple, deux enfans ; à peine discernent-ils les objets, que vous [33] appercevez en eux un esprit de contention, de dispute, de mutineries, d'impatience et d'obstination : l'un, quoique déja pourvu de ce que ses cris vous ont averti qu'il désiroit, veut encore avoir ce que vous venez de donner à un autre: on voit souvent ces débiles automates se disputer avec colére et emportement, un chétif amusement. Funeste présage de leur future férocité, de leur future discorde !
Réponse.
Je répons premièrement, que les enfans n'étant alors pourvus d'un instinct guères plus rafiné que celui de certains animaux qu'on apprivoise, n'ont, non plus que ces animaux, que des accès momentanés de colére, que des sujets passagers de discorde, causés par un sentiment prompt et vif de quelque besoin ou de quelque inquiétude, qui les met quelquefois en concurrence pour la possession d'une même chose ; mais ces sortes de dissentions, de querelles de peu de durée qui naissent entre les brutes [34] de même espèce, sont pour elles en général, de si peu de conséquence, que si l'homme restoit comme ces animaux, borné à un petit nombre de facultés, il n'auroit comme eux, ni haine, ni jalousie, ni aucune passion habituelle, ni volonté déterminée et opiniâtre qui pût le porter constanment [sic] à des actions féroces ; ainsi il n'auroit pas eu plus besoin de morale et de loix que la brute ; il n'auroit pas été moralement plus méchant ni plus dépravé qu'elle envers son espéce.
Quelle éducation préviendroit tout vice.
J'ajoute en second lieu, que puisque chez l'homme, la raison succéde à une sorte de sentiment aveugle, il est fait pour être le plus doux et le plus traitable de tous les animaux, et le seroit, en effet, devenu, si d'abord ce sentiment stupide n'eut été méchaniquement employé qu'à le familiariser avec des habitudes pacifiques : la raison fût ensuite venue les perfectionner ; elle n'étoit point faite, quoiqu'en disent nos [35] Philosophes, pour combattre en nous des passions fougueuses, ou pour prévenir des désordres qui n'eussent jamais existé, si l'homme eut été préparé, et, pour ainsi dire, apprivoisé par le méchanisme d'une éducation conforme à nos principes; il n'eût plus alors eu besoin de faire usage des facultés de son esprit, que pour connoître et jouir des avantages d'une société sagement constituée : accoutumé dès ses premières années à se plier à ses loix, il ne se seroit jamais avisé d'y contrevenir. Aucune crainte de manquer de secours, ni de choses nécessaires ou utiles, n'eût excité en lui des désirs démesurés. Toute idée de propriété sagement écartée par ses peres ; toute rivalité prévenue ou bannie de l'usage des biens communs, auroit-il été possible que l'homme eût pensé à ravir, ou par force, ou par ruse, ce qui ne lui eût jamais été disputé ?
Je veux convenir que, malgré les sages précautions de notre systême d'éducation, il eût toujours existé parmi les hommes [36] quelques sujets de contention, de dispute ; mais ces légéres irrégularités auroient été aussi passagères que les causes et les circonstances qui les auroient produites. La cause générale et permanente de toute discorde n'existant point, le cur humain ne se trouvant plus exposé à de longues et violentes secousses, ni agité de cruelles perplexités, il est évident qu'il n'eût pu contracter les vicieuses habitudes qui le dépravent : d'ailleurs, les préjugés pacifiques de son éducation eussent sans cesse aidé la raison, qu'une infinité de fausses idées n'eussent point offusquée, à calmer de très-foibles agitations.
Quelle éducation perpétue les erreurs de la Morale.
Ce que je viens d'accorder à nos adversaires, me fournit de nouvelles armes contre eux. Puisqu'il n'est point de la condition présente de l'humanité, de trouver des moyens parfaitement efficaces de prévenir tout trouble dans une société, quels [37] funestes effets ne doit-il pas résulter des préceptes, des exemples et des préjugés transmis de pere en fils, par une éducation qui, d'après une Morale pleine d'erreurs énormes, respectées comme d'éternelles vérités, effarouche l'homme dès son enfance, et ne tourne sa raison naissante que sur des considérations affligeantes ? Est-il étonnant alors de voir cette raison devenir un des plus dangereux instruments de méchanceté ? C'est delà qu'il en faut datter les égaremens.
En effet, à quoi cette éducation prépare-t'elle, et l'esprit, et le cur ? sinon à subir le joug d'une Morale factice qui tourne le dos a la Nature, et se trouve perpétuellement en contradiction avec elle-même ; puisque par ses propres conseils, les choses se trouvent malheureusement arrangées, ou plutôt bouleversées, de façon qu'en une infinité de circonstances, il faut qu'il naisse de violentes et fougueuses passions, des moyens même qu'elle indique, pour les combattre et les dompter.
[38] La plupart des Législateurs ont rompu les liens de sociabilité, et occasionné ou entretenu les suites fâcheuses de cette rupture.
Tâchons maintenant de confirmer par l'expérience, des vérités que nous venons d'établir par le raisonnement ; vérités importantes et précieuses, qui, depuis six à sept mille ans, qu'une grande partie de notre espéce se souvient d'avoir reçu des loix, ont été contredites par ceux qui se sont mêlés de les lui prescrire.
Montrons que ces prétendus Sages que notre imbécilité admire, en privant la moitié des hommes des biens de la Nature, ont abrogé ses sages dispositions, et ont ouvert la porte à tous les crimes (1).
Ces guides, aussi aveugles que ceux qu'ils prétendoient conduire, ont éteint tous les motifs d'affection qui devoient nécessairement faire le lien des forces de l'humani-[39]té. Ils ont changé toute prévoyance unanime, toute communication de secours, en de timides soucis partagés entre les membres dépécés de ce grand corps : ils ont par mille agitations contraires de ces parties désunies, confondues, allumé l'incendie d'une ardente cupidité : ils ont excité la faim, la voracité d'une avarice insatiable. Leurs folles constitutions ont exposé l'homme aux risques continuels de manquer de tout : est-il étonnant que pour repousser ces dangers, les passions se soient embrasées jusqu'à la fureur ? Pouvoient-ils mieux s'y prendre pour faire que cet animal dévorât sa propre espéce ? Aussi, que d'efforts ces Empyriques n'ont-ils pas dû faire pour empêcher un malheur qui devoit indubitablement arriver !
Il a fallu, à force de régles, de maximes, reboucher les ruptures continuelles d'une digue imprudenment [sic] opposée au cours paisible d'un ruisseau gonflé par cet obstacle, et devenu par ses débordemens, une mer orageuse.
[40] De mal-adroits Machinistes ont rompu des liens, des ressorts dont la dissolution alloit entraîner celle de toute humanité, et ils tâchent d'arrêter sa ruine à force de ligamens bizarrement entortillés, et de contrepoids appliqués au hazard. Que nait-il de leurs travaux ? De volumeux traités de Morale et de Politique, quorum tituli remedia habent, pixides venena (1). Beaucoup de ces ouvrages peuvent donc s'intituler, les uns : l'art de rendre les hommes méchans et pervers sous les plus spécieux prétextes, et à l'aide même des plus beaux préceptes de probité et de vertu. L'étiquette des autres sera : moyens de policer les hommes par les réglemens et les loix les plus propres à les rendre féroces et barbares.
Pourquoi les loix de la Nature sont devenues impraticables.
C'est en conséquence de ces bevues de nos premiers maîtres de Morale, que celle de la Basiliade paroit absolument impratica-[41]ble aux savans Auteurs de la Bibliothéque impartiale (1) et de la Nouvelle Bigarrure (2). J'en conviens avec eux et avec tous ceux qui l'objecteront ; mais c'est seulement de nos jours qu'un aussi excellent Législateur que le Héros de ce Poëme, ne seroit point écouté, eût-il la force et l'autorité d'un Pierre Alexiowits dans ses Etats, tant l'absurdité invétérée de nos préjugés est tenace. De plus, comme je prétens que la Morale vulgaire s'est établie sur les ruines des loix de la Nature, il faudroit entiérement renverser celle-là pour rétablir celles-ci. Au reste, je pense qu'à l'examen de ce Poëme, ces critiques auront compris que le but de l'Auteur étoit de faire voir, comme il le dit dans une note (3) : Pourquoi la Morale et la Politique vulgaire sont si opposées aux vérités de ses spéculations ; et de prouver, de plus, que ces vérités fussent devenues très-praticables, si elles eussent été suivies par [42] les premiers Législateurs. J'ose ici soutenir que si ce bonheur fût arrivé, nous regarderions à présent comme absolument impossible, tout autre systême de police, et, peut-être, même n'en aurions-nous pas d'idée.