B  I  B  L  I  O  T  H  E  Q  U  E
B R I T A N N I Q U E ;
OU
R  E  C  U  E  I  L

Extrait des Ouvrages Anglais périodiques et autres ; des Mémoires et Transactions des Sociétés et Académies de la Grande-Bretagne, d'Asie, d'Afrique et d'Amérique,

en DEUX SÉRIES, intitulées :

L I T T É R A T U R E
ET
S C I E N C E S  ET  A R T S,
rédigé à Genève,
PA
R UNE SOCIETE DE GENS DE LETTRES.

TOME VINGT-HUITIÈME.
DIXIEME ANNÉE.

L I T T É R A T U R E

A GENÈVE,
de l'Impr. de la BIBLIOTHEQUE BRITANNIQUE.

AN 13. (Janv. 1805. v.s.)


[166]

ÉCONOMIE POLITIQUE.

 

AN ESSAY ON THE PRINCIPLE OF POPULATION, etc. C'est-à-dire, Essai sur le principe de population, ou exposé des effets passés et présens de l'action de cette cause sur le bonheur du genre humain, suivi de quelques recherches relatives à l'espérance de guérir ou d'adoucir les maux qu'elle entraîne. Nouvelle édition considérablement augmentée, par T.R. MALTHUS. Londres 1803. Un Vol. in-4° de 610 pages.

LA première édition de cet Essai parut en 1798 ; et eut, à ce qu'il paroît, un grand succès. Celle-ci par les changemens essentiels que l'auteur y a faits, et surtout par quelques additions importantes, est devenue un nouvel ouvrage. Nous avons lieu de nous féliciter à cet égard d'avoir attendu qu'il eût pris sa dernière for-[167]me, pour le faire connoître à nos lecteurs. Il est divisé en quatre Livres, dont voici les titres.

Livre I. Des obstacles à la population dans les parties du monde les moins civilisées, et dans les temps passés.

Liv. II. Des obstacles à la population dans les différents Etats de l'Europe moderne.

Livr. III. Des différens systêmes ou expédiens qui ont été proposés ou qui ont prévalu dans la société, envisagés comme modifiant les maux que fait naître le principe de population.

Liv. IV. De l'espérance qu'on peut concevoir pour l'avenir de guérir ou d'adoucir les maux qu'entraîne le principe de population.

CES titres font voir que le sujet est vaste et intéressant. La manière dont l'auteur l'a traité est propre à fixer l'attention des hommes d'Etat. Il a pris soin de développer et d'appliquer les conséquences de ses principes, et il a mieux aimé courir le risque de paroître long, de se répéter même quelquefois, que d'affecter un langage abstrait et profond, plus propre à la théorie qu'à la pratique. C'est vers celle-ci qu'il a dirigé tous ses efforts ; il s'est flatté de l'espérance que les erreurs même qu'il n'aura pas su éviter, feront naître de nouvelles recherches, et que les travaux réunis de ceux qui s'y livreront, après lui, contribueront enfin à améliorer à quelque égard le sort de l'espèce humaine. Animés du même désir, nos lecteurs supporteront quelques [168] discussions d'un genre sévère, et approuveront que nous donnions à nos extraits une forme et une étendue analogues à celles de l'ouvrage.

CHAPITRE I.

Exposition du sujet. Rapport de l'accroisse-
ment de la population et de la nourriture.

Si l'on cherchoit à prévoir quels seront les progrès futurs de la société, il s'offriroit naturellement deux questions à examiner :

1. Quelles sont les causes qui ont arrêté jusqu'ici les progrès des hommes ou l'accroissement de leur bonheur ?

2. Quelle est la probabilité d'écarter en tout ou en partie ces causes qui font obstacle à nos progrès ?

Cette recherche est beaucoup trop vaste pour qu'un seul individu puisse s'y livrer avec succès. L'objet de cet Essai est d'examiner les effets d'une grande cause, intimément liée à la nature humaine, qui a agi constamment et puissamment dès l'origine des sociétés, et qui cependant a peu fixé l'attention de ceux qui se sont occupés du sujet auquel elle appartient. A la vérité, on a souvent reconnu et constaté les faits qui démontrent l'action de cette cause, mais on n'a pas vu la liaison na-[169]turelle et nécessaire qui existe entre elle et quelques effets remarquables : quoiqu'au nombre de ces effets il faille probablement compter une grande partie des vices et de la misère, ainsi que de l'inégale distribution des bienfaits de la Nature, que les hommes éclairés et bienveillans ont de tout temps désiré de corriger.

 La cause que j'ai en vue, est la tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres vivans à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée.

 C'est une observation du Dr. Franklin, qu'il n'y a aucune limite à la faculté productive des plantes et des animaux, si ce n'est qu'en augmentant en nombre ils se dérobent mutuellement leur subsistance. Si la face de la terre, dit-il, étoit dépouillée de toute autre plante, une seule espèce, par exemple le fenouil, suffiroit pour la couvrir de verdure. Et s'il n'y avoit plus d'autres habitans, une seule nation, par exemple les Anglais, en peu de siècles l'auroient peuplée (1).

 Cela est incontestable. La Nature a répandu d'une main libérale les germes de la vie dans les deux règnes. Mais elle a été économe de place et d'alimens. Sans cette réserve, en quel-[170]ques milliers d'années, des millions de monde [sic] seroient fécondés par la terre seule. Mais une impérieuse nécessité réprime cette population luxuriante, et l'homme est soumis à sa loi, comme tous les êtres vivans.

 Les plantes et les animaux suivent leur instinct sans être arrêtés par la prévoyance des besoins qu'éprouvera leur progéniture. Le défaut de place et de nourriture détruit dans ces deux règnes ce qui naît au-delà des limites assignées à chaque espèce. De plus, les animaux se servent mutuellement de proie.

 Les effets de cet obstacle sont pour l'homme bien plus compliqués. Sollicité par le même instinct, il se sent arrêté par la voix de la raison : et placé entre ces deux forces contraires, soit qu'il cède, soit qu'il résiste, il éprouve des inconvéniens inévitables. Si l'instinct l'emporte, la population croît plus que les moyens de subsistance. Mais dès que ce terme est atteint, il faut qu'elle diminue. Ainsi, la difficulté de se nourrir est un obstacle toujours subsistant à la population humaine : il doit se faire sentir partout où elle est rassemblée, et s'y présenter sans cesse sous la forme de la misère actuelle, ou de la misère future.

 On se convaincra que la population a cette tendance constante à s'accroître au-delà des moyens de subsistance, et qu'elle est arrêtée [171] par cet obstacle, en parcourant sous ce point de vue les différentes périodes de l'existence sociale. Mais avant d'entreprendre ce travail, pour y jeter plus de clarté, essayons de déterminer d'une part quel seroit l'accroissement naturel de la population, si elle étoit abandonnée à elle-même sans aucune gêne ; et d'autre part, quelle peut être l'augmentation des productions de la terre dans les circonstances les plus favorables à l'industrie productive. La comparaison de ces deux échelles d'accroissement nous fera juger, avec plus de précision, de la force de cette tendance qu'a la population à croître plus que les moyens de subsistance, et mesurer en quelque sorte cette force dont nous avons reconnu l'existence.

 On accordera sans peine, qu'il n'y a aucun pays connu, où les moyens de subsistance soient si abondans, et les mœurs si simples et pures, que jamais la difficulté de pourvoir aux besoins d'une famille n'y ait empêché ou retardé les mariages : et que jamais les vices des grandes villes, les métiers insalubres, ou l'excès du travail, n'y aient porté atteinte à la vie. Ainsi nous ne connoissons aucun pays où la population ait pu croître sans obstacle.

 On peut dire qu'indépendamment des loix qui établissent le mariage, la nature et la vertu s'accordent à le prescrire, et que si rien n'em-[172]pêche de former de bonne heure une telle union, on doit s'attendre à voir la population s'élever bien au-delà des bornes que nous l'avons vue atteindre.

 Dans les Etats du nord de l'Amérique, où les moyens de subsistance ne manquent point, où les mœurs sont pures, et où les mariages précoces sont plus faciles qu'en Europe, on a trouvé que la population, pendant assez long espace de temps, avoit doublé tous les vingt-cinq ans. Cependant pendant ce même temps, on avoit vu, en quelques villes, le nombre des morts excéder celui des naissances (1), en sorte qu'il falloit que le reste du pays leur fournît constamment de quoi remplacer leur population.

 Dans les établissements de l'intérieur, où l'agriculture étoit la seule occupation des Colons, et où l'on ne connoissoit ni les vices ni les travaux mal sains des villes, on a trouvé que la population doubloit en quinze ans (2). Cet accroissement, tout grand qu'il est, pourroit sans doute l'être bien davantage, si la population n'éprouvoit point d'obstacle. Pour défricher un pays nouveau, il faut souvent un travail excessif ; de tels défrichements ne sont [173] pas toujours fort salubres : d'ailleurs les sauvages indigènes troubloient quelquefois ces entreprises par des incursions qui diminuoient le produit de l'industrieux cultivateur, ou même ravissoient la vie à quelques individus de sa famille.

 Selon une table d'Euler, calculée d'après une mortalité de 1 sur 36 ; si les naissances sont aux morts dans le rapport de 3 à 1, la période de doublement sera de 12 4/5 d'années. Et ce n'est point là une simple supposition, mais elle s'est réalisée plus d'une fois pendant de courts intervalles de temps.

 W. Petty croit qu'il est possible qu'en certains cas la population double en dix ans (1).

 Mais pour nous mettre à l'abri de toute espèce d'exagération, nous prendrons pour base de nos raisonnemens l'accroissement le moins rapide : accroissement prouvé par le concours de tous les témoignages, et qu'on a démontré provenir du seul produit des naissances.

 Nous pouvons donc tenir pour certain que lorsque la population n'est arrêtée par aucun obstacle, elle va doublant tous les vingt-cinq ans, et croît de période en période selon une progression géométrique.

 Il est moins aisé de déterminer la mesure [174] de l'accroissement des productions de la terre. Mais du moins nous sommes sûrs que cette mesure est tout à fait différente de celle de l'accroissement de la population. Un nombre de mille millions d'hommes doit doubler en vingt ans par le seul principe de population tout comme celui de mille hommes. Mais il s'en faut bien qu'un nombre d'hommes immense puisse être nourri avec autant de facilité qu'un nombre moindre. L'homme est assujetti à une place limitée. Lorsqu'un arpent a été ajouté à un autre arpent, jusqu'à-ce qu'enfin toute la terre fertile soit occupée, l'accroissement de nourriture dépend de l'amélioration des terres déjà mises en valeur. Cette amélioration, par la nature de toute espèce de sol, ne peut faire des progrès toujours croissans, au contraire, elle en fera qui décroîtront graduellement : tandis que la population n'a point de limite, et que ces accroissements deviennent une cause active d'accroissemens nouveaux.

 Tout ce qu'on nous dit de la Chine et du Japon peut faire douter que tous les efforts de l'industrie humaine pussent réussir à y doubler le produit du sol en prenant même la période la plus longue. A la vérité, notre globe offre encore des terres sans culture et presque sans habitans : mais on peut contester le droit d'exterminer ces races éparses, ou de les contrain-[175]dre à vivre à l'étroit dans une partie retirée de leurs terres, qui ne peut suffire à leurs besoins. Si l'on entre prend de les civiliser et de diriger leur industrie, il faudra y employer beaucoup de temps : et comme pendant ce temps l'accroissement de la population se réglera sur celui de la nourriture, il arrivera rarement qu'une grande étendue de terrains abandonnés soit mise tout-à-coup en culture par des nations éclairées et industrieuses. Et lors même que cet événement aura lieu, comme il arrive par l'établissement de nouvelles colonies, cette population, croissant rapidement et en progression géométrique, s'imposera bientôt des bornes à elle-même. Si l'Amérique continue à croître en population, comme on n'en sauroit douter, quoiqu'avec moins de rapidité que dans le premier [sic] période des établissemens qu'on y a formés, les indigènes seront toujours plus repoussés dans l'intérieur des terres, jusqu'à-ce qu'enfin leur race vienne à s'éteindre.

 Ces observations sont, jusqu'à un certain point, applicables à toutes les parties de la terre où le sol est imparfaitement cultivé. Il ne pourroit entrer dans l'esprit, même un seul instant, de détruire et d'exterminer la plupart des habitans de l'Asie et de l'Afrique. Civiliser les tributs diverses des Tartares et des Nègres, et diriger leur industrie, seroit [176] sans doute une entreprise longue et difficile, d'un succès d'ailleurs variable et douteux.

 L'Europe n'est point aussi peuplée qu'elle pourroit l'être. C'est en Europe qu'il y a quelque lieu d'espérer que l'industrie peut être mieux dirigée. En Angleterre et en Écosse on s'est beaucoup livré à l'étude de l'agriculture : et cependant, dans ces pays même, il y a beaucoup de terres incultes. Examinons jusqu'où pourroit être porté le produit de cette isle dans les circonstances les plus favorables à son accroissement.

 Si nous supposons que, par la meilleure administration et par les encouragemens les plus puissans donnés aux cultivateurs, le produit des terres y pourroit doubler dans les premières vingt-cinq années, il est probable que nous irons au-delà de la vraisemblance, et que cette supposition paroîtra excéder les bornes que l'on peut raisonnablement assigner à un tel accroissement de produit.

 Dans les vingt-cinq années qui suivront, il est absolument impossible d'espérer que le produit suive la même loi, et qu'au bout de cette seconde période, le produit actuel se trouve quadruplé. Ce seroit heurter toutes les notions que nous avons acquises sur la fécondité du sol. L'amélioration des terres stériles ne peut être que l'effet du travail et du temps : et il [177] est évident pour ceux qui ont la plus légère connoissance de cet objet, qu'à mesure que la culture s'étend, les additions annuelles, qu'on peut faire au produit moyen vont continuellement en diminuant avec une sorte de régularité. Pour comparer maintenant l'accroissement de la population à celui de la nourriture, usons d'une supposition, qui quelque inexacte qu'elle soit, sera du moins manifestement plus favorable à la production de la terre, qu'aucun résultat de l'expérience.

 Feignons que les additions annuelles, qui pourroient être faites à ce produit moyen, ne décroissent point et restent constamment les mêmes ; ensorte que chaque période de vingt-cinq ans ajoute au produit annuel de la Grande-Bretagne autant que tout son produit actuel. Assurément le spéculateur le plus exagéré ne croira pas qu'on puisse supposer davantage. Car cela suffiroit pour convertir en peu de siècles tout le sol de l'isle en jardin.

Appliquons cette supposition à toute la terre : ensorte qu'à la fin de chaque période de vingt-cinq ans toute la nourriture qu'elle fournit à l'homme actuellement soit ajoutée à celle qu'elle pouvoit fournir au commencement de la même période. C'est plus assurément que tout ce qu'on a droit d'attendre [178] des efforts les mieux dirigés de l'in dustrie humaine.

Nous sommes donc en état de prononcer, en partant de l'état actuel de la terre habitable, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l'industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.

La conséquence inévitable de ces deux loix d'accroissement comparées, est assez frappante. Portons à onze millions la population de la Grande-Bretagne, et accordons que le produit actuel de son sol suffit pour maintenir une telle population. Au bout de vingt-cinq ans, la population seroit de vingt-deux millions, et la nourriture étant aussi doublée suffiroit encore à son entretien. Après une seconde période de vingt-cinq ans, la population seroit portée à quarante-quatre millions, et les moyens de subsistance n'en pourroient plus soutenir que trente- trois. Dans la période suivante, la population arrivée à quatre-vingt-huit millions ne trouveroit des moyens de subsistance que pour la moitié de ce nombre. A la fin du premier siècle, la population seroit de cent soixante-dix-sept millions, et les moyens de subsistance ne pourroient suffire à plus de cinquante-cinq millions ; ensorte qu'une population de cent vingt-un millions d'hommes seroit réduite à mourir de faim.

[179] Substituons à cette isle, qui nous a servi d'exemple, la surface entière de la terre, et d'abord on remarquera qu'il ne sera plus possible, pour éviter la famine, d'avoir recours à l'émigration. Portons à mille millions le nombre des habitans actuels de la terre : la race humaine croîtroit comme les nombres, 1, 2, 4, 8, 32, 64, 128, 256, tandis que la subsistance croîtroient comme ceux-ci, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux siècles, la population seroit aux moyens de subsistance comme 256 est à 9 ; au bout de trois siècles, comme 4096 est à 13 ; et après deux mille ans la différence seroit immense et comme incalculable.

On voit que dans nos suppositions nous n'avons assigné aucune limite à l'accroissement des produits de la terre. Nous les avons conçus comme susceptibles d'une augmentation indéfinie, comme pouvant surpasser toute grandeur qu'on voudroit assigner. Dans cette supposition même, le principe de population, de période en période, l'emporte tellement sur le principe productif des subsistances, que pour maintenir le niveau, pour que la population existante trouve des alimens qui lui soient proportionnés, il faut qu'à chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à ses progrès, que la dure nécessité la soumette à son empire, [180] que celui, en un mot, de ces deux principes contraires, dont l'action est si prépondérante, soit forcé par d'autres causes à respecter certaines limites.

( La suite à un autre Cahier ).