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CHAPITRE II.

Fondement du prix des choses.

 

J’AI une surabondance de bled, et je manque de vin : vous avez au contraire une surabondance de vin, et vous manquez de bled. Le bled surabondant, qui m’est inutile, vous est donc nécessaire ; et j’aurois besoin moi-même du vin qui est surabondant et inutile pour vous. Dans cette position, nous songeons à faire un échange : je vous offre du bled pour du vin, et vous m’offrez du vin pour du bled.

Comment on estime qu’une certaine quantité d’une chose vaut une certaine quantité d’une autre.

Si mon surabondant est ce qu’il faut pour votre consommation, et que le vôtre soit ce qu’il faut pour la mienne, en échangeant l’un contre l’autre, nous ferons tous deux un échange avantageux, puisque nous cédons tous deux une chose qui nous est inutile pour une chose dont nous avons besoin. Dans ce cas, j’estime que mon bled vaut pour vous ce que votre vin vaut pour moi, et vous estimez que votre vin vaut pour moi ce que mon bled vaut pour vous.

Mais si mon surabondant suffit à votre consommation, et que le vôtre ne suffise pas à la mienne, je ne donnerai pas le mien tout entier pour le vôtre : car ce que je vous céderois, vau-[17]droit plus pour vous que ce que vous me céderiez ne vaudroit pour moi.

Je ne vous abandonnerai donc pas tout le surabondant de mon bled ; j’en voudrai réserver une partie, afin de me pourvoir ailleurs de la quantité de vin que vous ne pouvez pas me céder, et dont j’ai besoin.

 

Vous, de votre côté, il faut qu’avec le surabondant de votre vin, vous puissiez vous procurer tout le bled nécessaire à votre consommation. Vous refuserez donc de m’abandonner tout ce surabondant, si le bled que je puis vous céder ne vous suffit pas.

 

Dans cette altercation, vous m’offrirez le moins de vin que vous pourrez pour beaucoup de bled ; et moi, je vous offrirai le moins de bled que je pourrai pour beaucoup de vin

 

Cependant le besoin nous fera une nécessité de conclure ; car il vous faut du bled, et à moi il me faut du vin.

 

Alors, comme vous ne voulez ni ne pouvez me donner tout le vin dont j’ai besoin, je me résoudrai à en faire une moindre consommation; et vous, de votre côté, vous prendrez aussi le parti de retrancher sur la consommation que vous comptiez faire en bled. Par-là, nous nous rapprocherons. Je vous offrirai un peu plus de bled, vous m’offrirez un peu plus de vin ; et, après plusieurs offres réciproques, nous nous accorderons. Nous conviendrons, par exemple, de [18] nous donner en échange un tonneau de vin pour un septier de bled

Lorsque nous nous faisons réciproquement des offres, nous marchandons : lorsque nous tombons d’accord, le marché est fait. Alors nous estimons qu’un septier de bled vaut pour vous ce qu’un tonneau de vin vaut pour moi.

Cette estime que nous faisons du bled par rapport au vin, et du vin par rapport au bled, est ce qu’on nomme prix. Ainsi votre tonneau de vin est pour moi le prix de mon septier de bled, et mon septier de bled est pour vous le prix de votre tonneau de vin.

Cette estime est ce qu'on nomme prix.

Nous savons donc quelle est, par rapport à vous et à moi, la valeur du bled et du vin. parce que nous les avons estimés d’après le besoin que nous en avons ; besoin qui nous est connu. Nous savons encore qu’ils ont tous deux une valeur pour d’autres, parce que nous savons que d’autres en ont besoin. Mais, comme ce besoin peut être plus ou moins grand que nous ne pensons, nous ne pourrons juger exactement de la valeur qu’ils y attachent, que lorsqu’ils nous l’auront appris eux-mêmes. Or, c’est ce qu’ils nous apprendront par les échanges qu’ils feront avec nous ou entre eux. Lorsque tous en général seront convenus de donner tant de vin pour tant de bled, alors le bled par rapport au vin, et le vin par rapport au bled, auront chacun une valeur, qui sera reconnue généralement de [19] tous. Or, cette valeur relative, généralement reconnue dans les échanges, est ce qui fonde le prix des choses. Le prix n’est donc que la valeur estimée d’une chose par rapport à la valeur estimée d’une autre ; estimée, dis-je, en général par tous ceux qui en font des échanges.

Dans les échanges, les choses n’ont donc pas un prix absolu ; elles n’ont donc qu’un prix relatif à l’estime que nous en faisons, au moment que nous concluons un marché, et elles sont réciproquement le prix les unes des autres.

Dans les échanges, les choses n’ont pas un prix absolu

En premier lieu, le prix des choses est relatif à l’estime que nous en faisons ; ou plutôt il n’est que l’estime que nous faisons de l’une par rapport à l’autre. Et cela n’est pas étonnant, puisque, dans l’origine, prix et estime sont des mots parfaitement synonimes, et que l’idée que le premier a d’abord signifiée, est identique avec l’idée que le second exprime aujourd’hui.

En second lieu, Elles sont réciproquement le prix les unes des autres. Mon bled est le prix de votre vin, et votre vin est le prix de mon bled ; parce que le marché, conclu entre nous, est un accord par lequel nous estimons que mon bled a pour vous la même valeur que votre vin a pour moi.

Elles sont réciproquement le prix les unes des autres.

Il ne faut pas confondre ces mots prix et valeur, et les employer toujours indifféremment l’un pour l’autre.

Il ne faut pas confondre les mots prix et valeur.

[20] Dès que nous avons besoin d’une chose, elle a de la valeur; elle en a par cela seul, et avant qu’il soit question de faire un échange.

Nos besoins donnent la valeur.

Au contraire, ce n’est que dans nos échanges qu’elle a un prix, parce que nous ne l’estimons par comparaison à une autre, qu’autant que nous avons besoin de l’échanger ; et son prix, comme je l’ai dit, est l’estime que nous faisons de sa valeur, lorsque, dans l’échange, nous la comparons avec la valeur d’une autre.

Nos échanges donnent le prix.

Le prix suppose donc la valeur : c’est pourquoi on est si fort porté à confondre ces deux mots. Il est vrai qu’il y a des occasions où l’on peut les employer indifféremment l’un pour l’autre. Cependant ils expriment deux idées qu’il est nécessaire de ne pas confondre, Si nous ne voulons pas jeter de la confusion sur les développemens qui nous restent à faire.