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par Beccaria. p.taieb.
N
annonçant dans notre troisième Volume de cette année,
la Chaire dEco- nomie
politique, que la bienfaisance éclairée de SA MAJESTÉ
LIMPÉRATRICE REINE a fondée dans sa Ville de Milan,
& dont elle a confié lexercice à M. Marquis
DE BECCARIA, nous avons fait espérer à nos Lecteurs le
Discours que ce Philosophe sensible & célèbre
a prononcé à louverture dune Chaire aussi intéressante
pour les amis du genre humain. Un jeune Officier François, Secrétaire
dAmbassade à Turin, & qui joint à des talents,
très distingués, le plus grand zèle pour le bien
public, & cet heureux & noble enthousiasme que les ames honnêtes
éprouvent invinciblement pour les choses utiles, a bien voulu contribuer
à nous mettre à portée de remplir notre promesse,
en nous envoyant la Traduction quil a faite du Discours de M.
DE BECCARIA.
Nous croyons entrer dans les vues de lIllustre
PROFESSEUR dont il est lOuvrage, en joignant quelques Observations
à ce Discours. Un Philosophe tel que lui,
chargé de donner à la jeunesse les instructions les plus
importantes quelle puisse recevoir, celles qui doivent avoir la
plus grande influence sur le sort des Empires, & décider du
bonheur ou du malheur de lhumanité, naspire quàprès
[sic] lavantage de pouvoir asseoir
ses propres idées sur la base inébranlable de lévidence.
Tant que la Doctrine quil sefforce de graver dans les jeunes
& précieuses têtes qui lui sont confiées, conserve
pour lui-même quelque chose dobscur ou dincertain, il
ne sacquitte quen tremblant dun ministère à
la fois si honorable & si pénible, si glorieux & si redoutable.
Il sent que les erreurs préjudiciables au genre humain sont des
crimes dans ceux que des fonctions à jamais vénérables
obligent de les prévenir. Uniquement passionné pour la vérité,
il la cherche de toutes les forces de son génie, à travers
le cahos des opinions contradictoires de ceux qui lont précédé.
Il bénit, il aime ceux qui la cherchent avec lui, il chérit
les discussions qui peuvent en faciliter la découverte. Se livrer
à ces discussions, cest donc rendre hommage à sa candeur
& à la vivacité de ses bonnes intentions, & pour
nous servir des expressions dun Ecrivain célèbre,
cest saccorder avec lui plutôt que de le combattre.

DISCOURS prononcé le neuf Janvier 1769,
par M. le Marquis CÉSAR BECCARIA BONESANA à louverture
de la nouvelle Chaire dÉCONOMIE POLITIQUE, fondée
par S. M. LIMPÉRATRICE REINE dans les Écoles Palatines
de Milan.
Chargé par la bienfaisance auguste de SA MAJESTÉ,
de donner des leçons déconomie publique &
de commerce, de ces deux sciences importantes, qui en nous enseignant
les moyens de conserver & daccroître les richesses dun
Etat, nous montrent celui den faire le meilleur emploi possible;
si à la vue des difficultés dun objet si vaste, ma
foiblesse seffraye, & si la crainte de ne pouvoir les vaincre,
est capable dabattre un
moment mon courage, il renait bientôt, & acquiert une force
nouvelle, quand je pense que je dois donner ces leçons utiles dans
ma patrie, où au moins je ne serai point obligé de couvrir
la vérité dun voile artificieux, ni de chercher loin
de moi & dans les froides spéculations dAuteurs morts
& inconnus, des exemples ignorés : mais où en fixant
à peine les yeux sur tout ce qui sest fait jusquà
ce moment dans cette heureuse contrée, il se présente, comme
à lenvi, à mes regards, une infinité de monuments
illustres, & de preuves vivantes des plus importantes & des plus
utiles vérités de léconomie publique. Les terres
mesurées (1), les impôts égalisés
(2),
les Manufactures encouragées; des Tribunaux établis
pour veiller sans cesse, les uns à laccroissement des richesses
de la Nation, les autres au progrès des sciences, un nombre infini
de bienfaits, dont notre très auguste SOUVERAINE se plait
à combler ses Sujets, & parmi lesquels on doit compter, comme
un des plus grands sans doute, celui davoir confié ladministration
de cet Etat à un personnage illustre (3), aussi versé dans
les connoissances de la saine littérature que dans les maximes
dun sage Gouvernement, & en qui les vertus & les belles
qualités dont il est orné brillent avec dautant plus
déclat, quelles sont placées dans un rang plus
élevé.
Sous une administration si douce & si éclairée,
à lombre triomphale des lauriers impériaux, lhumble
& paisible
laurier des muses, autrefois aride & languissant, recouvre sa force
& sa fraîcheur, & lon voit renaître dans la
Patrie de Cardan (4) ces arts& ces sciences, sans le flambeau
desquels le Peuple imbécile sabandonne à lengourdissement
& au sommeil dune ignorance léthargique, ou rampe confusément
& en désordre, derrière une foule de préjugés
ruineux.
Tous les règlements à faire sur un objet aussi
intéressant, nont point encore été prévus
& dictés par notre Auguste SOUVERAINE. Cependant Elle
nous ordonne aujourdhui, par une suite de sa généreuse
bienveillance pour ses Peuples, denseigner publiquement cette science,
que lexcès dune prudence, encore moins inutile quelle
nétoit pernicieuse, avoit jusquici dérobé
aux yeux & à lexamen du Public : précau- tion
dautant moins sage, que toutes les sciences, & principalement
les sciences politiques, ne sagrandissent & ne sapprochent
de lévidence, quà mesure quelles passent
par un plus grand nombre de génies différents ; que la lumière
universelle & le frein de lopinion publique préviennent
les abus : que sans cette lumière, mille préjugés
sopposent souvent aux dispositions les plus sages, & empoisonnent
dans lame des Sujets les résolutions les plus salutaires
: que des craintes ridicules, des préventions odieuses, des erreurs
accréditées & soutenues par la stérile habitude,
résistent au progrès des nouveautés les plus utiles,
& par conséquent les plus redoutées ; que cest
en répandant dans lesprit de la multitude les lumières
bienfaisantes de la raison, quon fait évanouir à ses
yeux les fantômes dangereux qui laveugloient ; & que lobéissance
due aux premiers ordres de lEtat,
devient dautant plus prompte & plus douce, quelle est
raisonnée & volontaire.
Il est donc démontré de quelle utilité
il seroit, que de telles sciences fussent protégées par
lautorité publique & cultivées par les Citoyens
qui aspirent à se rendre dignes de la confiance du Souverain, &
à devenir un jour les dépositaires sacrés& jaloux
des intérêts du Prince & de la Nation.
Il ne faut pas croire que dans les combinaisons politiques
imprévues, une expérience aveugle & une habitude méchanique,
sans le secours dun raisonnement profond, tiennent lieu de principes
sûrs & de maximes bien réfléchies: ce nest
pas assez de posséder les vérités générales,
si lon ne descend aux vérités particulières
(5), qui dans les différents
points de vue de cette science, ont une
infinité de modifications différentes. Il
ne suffit pas par exemple de savoir que
quatre moyens principaux contribuent
le plus à faire fleurir le Commerce dun Etat ; cest-à-dire,
la concurrence dans
le prix des choses, léconomie de la main doeuvre, le
bon marché dans le transport, & le bas intérêt
de largent (6) ; quon anime & vivifie lindus- trie,
en diminuant les droits dentrée sur les matières premières
& les droits
de sortie sur les matières mises en oeuvre, & en aggravant
ceux dentrée
des matières mises en oeuvre, & de sortie des premières
(7) ; que le résultat de
toute opération économique est de
produire parmi les membres dune
Nation la plus grande quantité pos- sible
de travail & dactions, & quen
cela seul consiste sa vraie & première
richesse, beaucoup plus que dans la
quantité dun métal précieux, signe
uniquement représentatif, toujours prêt
à accourir aux cris du travail & de
lindustrie, & qui suit malgré tout
obstacle des mains lâches & énervées
de lindolence. Il ne suffit pas, dis-je, de
connoître ces maximes (8), il faut enco- re
savoir les combiner avec les différen- tes
situations de chaque pays, ses diffé- rents
degrés de population, son climat,
la fertilité naturelle ou artificielle de ses
terres, les besoins & le caractere des
Peuples voisins ou limitrophes, la nature
différente de ses productions, & des arts que ces productions
entretiennent (9).
Outre toutes ces considérations, il ne faut jamais perdre de vue
le caractère général de lhomme, pour qui un
obstacle est un frein plus sûr quune défense ;
qui sans penser à lintérêt à venir, se
précipite aveuglement vers lintérêt présent
& immédiat ; ami du changement & de la nouveauté,
mais qui dans le cours ordinaire des choses, suit plutôt un exemple
quil nobéit à un raisonnement ; qui veut faire
beaucoup mais avec le moins de travail possible; animé ou retenu
par la certitude quil a dun profit ou dun désavantage
réel ; découragé & avili
dès que cette certitude lui manque & quil est soumis
à un caprice arbitraire.
Cest de ces principes & de quelques autres aussi
grands & aussi lumineux, appliqués avec un soin exact &
assidu aux circonstances particulières dun état, quil
faut nourrir les esprits faciles dune jeunesse ardente, pour laccoutumer
à cet esprit profond de calcul, & de comparaisons rapides,
qui va surprendre la vérité dans ses replis les plus impénétrables,
& par qui seul [sic] la science législative
peut parvenir à sa perfection.
Léconomie publique portera ainsi son flambeau
dans les détours obscurs de la Jurisprudence particulière,
& alors celui qui traite ou qui juge les affaires des Citoyens, auxquelles
se trouvent souvent liées, par un intérêt commun,
les affaires des Corps publics, pourra en sécartant des régles
incertaines & trompeuses de léquité particulière,
avoir sans cesse en vue, dans linterprétation
des cas indécis & douteux, la loi sans bornes de lutile,
& les règles éternelles de léquité
universelle, toutes établies sur les maximes de léconomie
publique (10).
Jamais il ne peut se flatter datteindre à la perfection dans
létude dune scien- ce,
celui qui se restreint absolument à ses limites, & néglige
les sciences voisines ou analogues. Un cercle immense embrasse toutes
les verités; plus incertaines & plus confuses, à mesure
quelles sont plus restreintes & plus limitées; plus simples,
plus grandes & plus sûres, si elles sétendent dans
un espace plus vaste, & sélevent à un point de
vue plus éminent.
Pour sen convaincre il suffit de se rappeller les temps
& les lieux, où (tandis que toutes les sciences ensevelies
dans le silence de lanarchie féodale, nosoient mêler
leur voix au bruit des armes) la jurisprudence particulière étoit
devenue la législation publique. Empêcher au dedans la libre
circulation des denrées: arrêter par des procédures
lentes & simétriques [sic] les
operations rapides & pressantes du commerce : imaginer denrichir
un Etat, en retranchant par des réformes mal entendues, sur la
dépense des particuliers opulents; & clessécher par-là
les sources de lindustrie, émousser laiguillon du travail,
éteindre lespoir dune condition meilleure, qui est
lame & la vie de tout corps politique : soumettre, pour ainsi
dire, à une discipline monastique, les corps des Artisans, en les
resserrant en autant de factions rivales & contentieuses, qui se prescrivent
entre elles des loix & des impositions ; causes funestes de la langueur
& de la décadence des arts, qui ne vivent que de liberté
& dindépendance : laisser enfin un champ libre à
des dispositions, plus respectables par leurs motifs que salutaires par
leurs conséquences naturelles, qui se réduisoient à
établir cette règle antipolitique ; que la paresse soit
entretenue par la bienfaisance publique, & que lon enleve
à la fatigue & à la sueur la récompense qui leur
est due : tels sont une partie des effets de lhabitude de restraindre
dans les bornes de la justice particulière, la jurisprudence qui
devroit embrasser tous les plus grands principes de la morale & de
la politique (11). ![E iij [102]](../../images/all/barre.gif)
Dailleurs la science de léconomie publique
ne peut quaggrandir encore, & anoblir les vues particulières
de léconomie domestique, puisquelle fournit à
chaque individu les moyens de lier son utilité propre à
lutilité générale. En saccoutumant à
étudier les intérêts de la société,
& en se familiarisant avec les idées du bien universel, lattachement
naturel que nous avons pour nos propres raisonnements, & pour tous
les objets qui excitent en nous tant de plaisirs intellectuels, réveille
& ranime dans nos ames lamour de la patrie. Nous ne nous considérons
plus comme des parties isolés du tout, mais comme les enfants de
la Société, des Loix, du Souverains [sic]
: la sphère de nos idées saggrandit, les passions
qui en altéroient la force & la vivacité perdent de
leur Empire, les affections sociales sétendent ; limagination
& lhabitude leur donnent une nouvelle force, & en mesurant
les objets dans leurs vraies dimensions, nous nous éloignons de
toutes les vues basses & pusillanimes, qui naissent toujours du faux
calcul des choses.
Alors, en comparant les diverses professions des hommes,
nous voyons avec une surprise mêlée dattendrissement,
cette chaîne mutuelle de services
& dobligations réciproques; & ces professions différentes
nous deviennent chères & respectables, non en proportion de
la magnificence & du faste quelles étalent, mais de lutilité
quelles apportent, & des difficultés quelles ont
à vaincre. Alors, nous savons apprécier lorgueilleuse
inaction du Citoyen, qui passe au sein de la misère & de lindolence,
ses jours oisifs à contempler limage de ses ancêtres,
usée par le tems, & lindustrie laborieuse & bienfaisante
du grossier Agriculteur (12) ; & en admi- rant
le solitaire & laustere Cénobite, nous apprenons à
estimer lhumble pere de famille, qui partage un pain baigné
de ses sueurs avec les tendres nourrissons de la Patrie.
Enfin, de quel avantage ne doit pas être létude
dune science qui ne se renferme point dans la solitude dun
cabinet, qui ne roule point sur des objets peu connus ou peu familiers,
mais dans les différents points de vue de laquelle
nous sommes au contraire ramenés sans cesse par quelque événement
journalier, & dont nous avons à chaque instant occasion dappliquer
les principes. En nous éclairant intérieurement de cette
lumière douce & paisible que répand dans nos esprits,
létude approfondie des sciences, celle-ci nous sauve de la
contagion de ces préjugés trop respectés, qui nous
sont transmis par une tradition domestique, & étouffe ces plaintes
habituelles dune multitude toujours chagrine & mécontente,
parcequelle est toujours ignorante, & conséquemment encline
au soupçon & à la méfiance.
Cependant une science si utile & si nécessaire,
a été des dernieres à se développer dans lesprit
humain, & nest point encore parvenue au haut degré de
perfection, dont elle paroit susceptible. Tous les arts & toutes les
sciences sont nés de nos besoins : soit des besoins pri- mitifs,
cest-à-dire, de ceux que lhomme encore solitaire &
abandonné à lui-même, ressent nécessairement;
soit des besoins sécondaires, cest-à-dire, de ceux
que ressentent les hommes réunis en société, en sobservant
& simitant les uns les autres, tels que sont la curiosité,
le desir de se distinguer, de fuir lennui, &c. Tandis que dun
côté il leur devient plus facile de satisfaire aux nécessités
naturelles, de lautre lactivité de lesprit humain
augmente, par le rapprochement intime des êtres pensans. Léconomie
publique & le commerce, ont donc toujours existé parmi les
hommes, dès quils ont été réunis de
quelque manière que ce soit ; en tout tems il y a eu un échange
réciproque de choses pour des choses, superflues ou nécessaires,
dactions pour des choses, dactions pour des actions : voilà
le principe de tout commerce. En tout temps les hommes réunis par
quelque motif, ont été for- cés,
pour maintenir cette union & en atteindre le but, de concourir par
un certain nombre dopérations au bien commun, & de confier
la direction où le produit de ces opérations à un
souverain Magistrat : voila le principe de toute espèce de finance
& dadministration. Mais les hommes nétoient point
amenés à la découverte, ni dirigés dans létude
de ces premières connoissances, par une chaîne de réflexions
& de vérités déduites avec ordre les unes des
autres, & tirées de la somme totale des besoins sociaux; lopportunité
seule des circonstances déterminoit leurs opérations, qui
variables & inconstantes comme le moment qui les avoit fait naître,
nétoient jamais dictées que par la présence
inquiéte du besoin, ou par la crainte inconsidérée
dun mal pressant momentané (13).
Il falloit donc une multitude de siècles & une suite infinie
de faits & dexpé- riences,
pour hâter le progrès lent & confus des hommes vers les
sciences
économiques, & pour produire cette foule de petites circonstances,
qui déterminât quelque génie heureux & hardi à
porter la lumière sur de semblables objets, à travers tous
les obstacles quopposoient à ses efforts les différents
intérêts particuliers, & les illusions fantastiques de
la prévention & de lerreur. En effet, si nous ramenons
nos regards vers les premiers siècles, nous verrons les hommes
rares sur la terre, en comparaison de la population présente, mais
trop nombreux cependant, eu égard au peu de ressources que la nature
offroit à leurs besoins, arrêtés par des fleuves quils
nosoient passer, des montagnes quils ne pouvoient franchir,
trafiquant à peine des denrées les plus nécessaires
à la vie, & que tour à tour ils sarrachoient des
mains, à force armée (14). La première profession
des hommes fut celle de chasseur, parcequelle étoit la plus
facile & la plus nécessaire. Lexercice continuel de cette
profession leur
apprit à connoitre les bêtes de pâturage, & ils
devinrent Pasteurs. Le loisir dun état plus doux & tranquille
augmenta alors en eux lesprit dobservation, bien-tôt
ils surent distinguer les effets commerçables, & les douceurs
dune vie moins grossière & moins féroce redoublèrent
leur inclination pour le commerce. Cependant les besoins croissants avec
la population, il fallut recourir à lart pour aider les productions
de la nature, & les hommes devinrent agriculteurs. Mais ce qui, en
les rendant plus actifs, contribua encore plus à les perfectionner,
ce fut la révolution nouvelle que produisit dans lordre des
choses la découverte des métaux.
La solidité qui les rend propres à lemploi
des arts, lambition de se signaler par un monument durable de force
& dindustrie, la tremblante sollicitude des mortels empressés
doffrir à la Divinité
ce quils avoient de plus utile & de plus précieux, fit
rechercher & estimer les différents métaux en proportion
de leur rareté, & des peines que coutoit leur recherche. En
les divisant en especes uniformes, & dun détail commode
& facile, on en fit peu-à-peu le signe déchange,
& par conséquent de représentation universelle de toute
denrée (15),
comme pouvoient lavoir été avant cette découverte
les productions les plus nécessaires, & dun usage plus
commun. Voilà lorigine de la monnoie, vehicule
puissant qui facilita les mouvements & hâta les
progrès de la machine politique. Enfin, laudacieuse intrépidité
avec laquelle les habitans des côtes maritimes franchirent leffrayante
immensité des mers, multiplia les communications, le mouvement
& léchange réciproque des choses utiles &
commodes à la vie.
LAsie, selon les époques que nous connoissons,
fut la première place de commerce. Le bruit que firent dans lunivers
les fameuses navigations des Pheniciens retentit encore parmi nous. Lin- dustrie
infatigable de ces hardis navigateurs, attiroit à eux de lOrient,
de lAfrique, de lEurope, tous les dons que la nature refusoit
à leur territoire aride & borné, ils échangeoient
ces productions, couroient les reverser dans les lieux qui en manquoient,
& par une infinité de voyages & de transports différents,
alloient rendre tributaires (16)
les Nations encore renfermées dans leur Pays, dont elles nosoient
franchir les
limites, & occupées aux guerres intestines quexcitoit
entreux la jalousie.
Suivant une époque plus certaine, Carthage, Colonie
des Phéniciens, sélève, sur la méditérranée,
des ruines de Tyr & de Sidon. Elle embrasse par le moyen de la Mer
Rouge, & des Ports dElath & dAsiongaber, les Côtes
orientales dAfrique ; devient la distributrice de lor &
des parfums les plus précieux; avance dans la Méditerranée,
pousse ses flottes jusquaux Côtes occidentales; tire des Espagnes
la laine, le fer, le coton, lor & largent, arrive jusquaux
Isles Cassiterides, aujourdhui Britanniques, pour y prendre le plomb
& létain. Cependant la Grece fleurit au sein de la liberté,
& produit les inventions
les plus sublimes de lesprit humain: mais divisée continuellement
en Républiques jalouses qui la déchirent, & ne se reunissent
jamais que pour defendre contre les Barbares leur propre indépendance,
il semble que les troubles intérieurs dune démocratie
tumultueuse, la sévérité spartiate & lorgueilleuse
rigidité de ses moeurs guerrieres, ne lui aient pas permis de faire
du commerce sa principale occupation.
Les Phocéens, Colonie dAthenes, fondent Marseille,
émule constante de Carthage, tandis que Rome naissante, commence
à sortir de son obscurité. Mais elle en sort, déja
ambitieuse & conquérante, profite de lalliance des Républiques
rivales de Carthage, pour la détruire, & après lavoir
détruite, se soumet peu à peu ces même alliés,
& se les rend tributaires ; politique de Rome, quelle a toujours
conservée.
Avant cette époque, Alexandre avoit
déja fondé un nouvel Empire. LEgypte jusqualors
inabordable & lInde antique souvrent à son génie
conquérant : leurs mers gémissent sous le poids de ses flottes.
Il bâtit Alexandrie, seconde place des deux Commerces dOrient
& dOccident. Cette [sic] état dopulence
dure jusques sous le règne des Ptolomées : mais Rome enfin
passe avec ses armes victorieuses sur tous ces monumens de lancienne
industrie, engloutit toutes ces richesses; & les tributs immenses
de tant de Provinces forment la seule économie publique de lEmpire
Romain. Le transport de cet Empire à Bysance, fait par Constantin,
époque féconde de tant dévénements qui
en furent la suite, établit autour de lHellespont une vive
fermentation daffaires politiques & économiques ; mais
la masse immense de cet Etat, & la majesté imposante dun
Peuple conquérant, devant lequel, autour dun centre où
venoient se ren- dre
tous les tributs de lunivers, nosoit sélever
la voix impérieuse du besoin des Peuples barbares ou découragés
qui lenvironnoient, manquoient encore de cet aiguillon vif &
puissant, qui nait de la comparaison utile dune Nation, avec une
Nation émule & plus florissante. Cependant la misère
& lesclavage, en jettant le desespoir dans tous les coeurs,
y vinrent éveiller le courage. LEmpire dOccident tombe
en ruine, les Peuples du Nord le sappent & le déchirent, tous
les Arts meurent avec lui, toute espèce dindustrie séteint
; litalien seul, ce Peuple actif & inquiet, conserve un commerce
& une navigation. Lancien esprit républicain respire
encore sous les cendres de lEmpire Romain. LItalie rompt peu
à peu les chaines, dont lavoit chargée un Peuple ignorant
& feroce. La liberté & lindustrie Vénitienne
sélevent du fond des marais de lAdriatique, Gênes,
Pise &
Florence se combattent tour à tour, mais conservent vis-à-vis
de lEurope entière, le domaine des mers, & la supériorité
des Manufactures. Les flottes italiennes sont seules, par Alexandrie,
le commerce du Levant, & les Nations Européennes livrent toutes
les matières premières à lItalie, qui seule
savoit les mettre en oeuvre ; tandis quen proye aux ravages du Gouvernement
féodal qui éteint lactivité & affoiblit
les ressorts de toute administration, elles gémissent sous un despotisme
dautant plus désastreux quil est plus foible &
plus multiplié. Les navigations des Italiens vers le Nord, font
de la Flandres un dépôt de commerce. Lexemple quils
ont sous les yeux, réveille les Flamands & les rends [sic]]
les seconds manufacturiers de lEurope. Les facilités que
les Comtes de Flandres accordent aux Négociants, animent cette
Nation, que bientôt après le refus des mêmes facilités
décourage.
]Dautres Nations profitent de la faute de celle-ci, pour lui succéder,
& lon voit à sa place lAngleterre, la France, la
Hollande, lAllemagne, par lunion des Villes Anséatiques,
entrer en possession dune partie des richesses & de lindustrie
qui avant appartenoient uniquement au génie Italien.
Les Juifs que de tous côtés on poursuit, à
lenvi, moins par un zèle mal entendu que par lavide
cupidité de leurs richesses, ont recours, pour les soustraire à
des recherches tyranniques, à linvention des lettres de change;
époque fondamentale du commerce (17), qui éta- blit
entre les Peuples commerçans une communication plus rapide &
plus sûre,
& conséquemment plus animée. On invente la boussole
qui conduit les Portu- gais
en Afrique, où ils font de superbes établissements. Barthelemy
Diaz double le Cap de bonne espérance, événement
fatal à lItalie qui perd la meilleure partie du commerce
dOrient, cest-à-dire, les Indes. Peu après Christophe
Colomb, un de ces génies audacieux auxquels la timide prudence
des esprits médiocres donneroit le nom de chimérique &
de romanesque, ouvre à lEspagne un nouveau monde, fruit de
sa ferme & courageuse persévérance, que long-tems on
avoit regardée comme ridicule. Lor qui y brille de toutes
parts tente lavidité des Espagnols, & leur inspire un
courage que ne peuvent arrêter ni les hasards dune Mer vaste
& orageuse, ni même lamour naturel de la vie, qui en ces
climats, est empoisonnée dans sa source par lhomicide venin
dune volupté perfide. Des torrents de sang coulent ; des
millions de victimes sont immolées, en apparence à la Religion
dun Dieu de paix, mais réellement à la cupidité
dun métal, signe représentatif de tous les plaisirs
(18). Après la facile, mais cruelle acquisition de lor, ses
possesseurs immédiats, endormis dans le repos de la jouissance,
négligent les arts & lagriculture, tandis que suivant
toujours lattraction du travail & de lindustrie devenue
plus fervente & plus active parmi les Nations encore excluses de lAmérique,
cet or ne fait que passer par les mains engourdies des Espagnols,
pour circuler en Hollande, en France, en Angleterre. La nécessité
&le désespoir font naître dans les Provinces-Unies la
liberté & lindustrie. Quelques Marchands deviennent dans
les Indes Orientales Souverains de vastes Royaumes, & le commerce
exclusif des épiceries assure à cette Nation une source
inépuisable de richesses. En Angleterre, ELISABETH & la sagesse
de ses Parlements, portent au plus haut point de supériorité
les Manufactures, & affermissent son Empire sur la Mer. Dun
côté, le fameux Acte de Navigation anime le courage (19),
& de lautre, ses
Compagnies de Commerce, à limitation de celles de Hollande,
réunissent tou- tes
les forces de la Nation, & donnent
à lunivers le même spectacle que lui
donna autrefois Carthage, des Mar- chands
conquérants (20). Louis XIV
& Colbert relevent en un moment la France (21), en ranimant
parmi ses
enfans toute espèce dindustrie, & au milieu dentreprises
hardies, de projets
ambitieux de conquête, elle nourrit dans son sein tous les beaux
Arts, ces
Arts du loisir & de la paix qui y fleurissent à lenvi
; mais le coup mortel de
la révocation de lEdit de Nantes, donne, dun seul trait,
aux puissances ja- louses
une grande partie de ses forces & de ses ressources.
La lumière des sciences les plus utiles à lhumanité
commence à éclairer lEurope ; son éclat a renversé
lidole ténébreuse de la superstition péripatétique.
Lesprit profond & observateur de la philosophie sétend
jusques sur léconomie publique & le commerce. Déja
les Anglois ont trouvé dans BACON le permiers [sic] germes
de ces sciences que dautres grands hommes de cette Nation illustre,
ont depuis développés & fait éclore. En
France, le Maréchal DE VAUBAN, légal de XÉNOPHON
dans la profession des armes, & de qui nous tenons le seul monument
de cette partie de la politique que nous aient transmis les anciens, a
fait le premier entendre le langage inconnu de la raison économique
(22). Melon, lim- mortel
MONTESQUIEU, Ustariz, Ulloa, le Philosophe HUME, lAbbe
GENO- VESI
créateur de cette science en Italie (23), & plusieurs autres,
lont
portée a un tel point, que pour atteindre le dernier degré
de persuasion & de- venir
dun usage sûr & commun, il ne lui reste plus que les derniers
pas
à faire & non les moins difficiles.
Mais si nous tournions nos regards
sur les tems éloignés de notre Patrie, nous découvririons
les causes qui nous
firent disparoître son antique prospérité. Ce ne fut
pas seulement le fleau fulmi- nant
de la guerre qui la dégrada, mais ce fut encore la distribution
inégale des Tributs, & la multiplicité des administrations
qui les rendoient compliquées & confuses. Nous la verrions
ranimée depuis & élevée à un nouvel ordre
de circonstances heureuses, sous le regne immortel de MARIE-THERESE, dont
les loix aussi sages que respectueusement observées, ont anéanti
les abus destructeurs du pouvoir arbitraire, réveillé lindustrie,
& rétabli la félicité publique. Mais la brièveté
du tems & la multitude des détails qui seroient nécessaires
pour traiter non-seulement de tant de choses qui nous regardent de si
près, mais encore de tant de bienfaits augustes, me contraignent
de réserver une discussion si satisfaisante pour le progrès
de mes leçons.
Il ne me reste quà promettre solemnellement quen exposant
les principes les plus constans sur lAgriculture, le commerce, les
manufactures, la police interne, les finances, je ne démentirai
jamais le devoir sacré imposé à tous ceux qui sont
chargés de linstruction publique, de parler toujours le langage
de la vérité, clair, simple, énergique. En rappellant
les objets à leur origine, où on peut les considérer
dans tout leur jour, & dégagés de tous leurs rapports
& modifications ; mes définitions seront plus exactes &
non arbitraires. Lévidence naîtra du développement
des notions complexes dans leurs principes, & dune déduction
faite avec ordre, des propositions les plus simples aux vérités
les plus générales & les plus compliquées. En
démontrant celles qui touchent aux maximes économiques,
je tâcherai, par de continuelles applications, de méloigner
de toutes spéculations abstraites &
stériles, & de cet appareil imposant de termes scientifiques,
par lesquels toutes les sciences semblent mystérieuses & inaccessibles,
& jéviterai avec un soin égal les décisions
magistrales & dogmatiques, sous le joug desquels la vigueur originale
des esprits séteint; leur marche est rallentie par une imitation
servile, & les sciences deviennent un amas artificieux de mots de
convention.
Chargé denseigner une science qui a pour objet
les intérêts des Nations entières, & dont limportance
meffraye, jespère être aidé & encouragé
par lillustre jeunesse Milanoise, dont lesprit ardent &
docile, & lame avide de connoissances utiles surmontera tout
obstacle, & secouera ces préjuges barbares qui font fuir la
vérité & sopposent à ses progrès
: heureux si par mes soins assidus & pour récompense de mes
travaux & de mes veilles, je puis don- ner
plus de sujets éclairés à notre AUGUSTE SOUVERAINE,
plus de vrais Citoyens à la Patrie, plus dhommes vertueux,
& dun génie élevé par des connoissances
solides, à la Société du genre humain.

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