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p.taieb.


N annonçant dans notre troisième Volume de cette année, la Chaire d’Eco-Ciij [54]nomie politique, que la bienfaisance éclairée de SA MAJESTÉ L’IMPÉRATRICE REINE a fondée dans sa Ville de Milan, & dont elle a confié l’exercice à M. Marquis DE BECCARIA, nous avons fait espérer à nos Lecteurs le Discours que ce Philosophe sensible & célèbre a prononcé à l’ouverture d’une Chaire aussi intéressante pour les amis du genre humain. Un jeune Officier François, Secrétaire d’Ambassade à Turin, & qui joint à des talents, très distingués, le plus grand zèle pour le bien public, & cet heureux & noble enthousiasme que les ames honnêtes éprouvent invinciblement pour les choses utiles, a bien voulu contribuer à nous mettre à portée de remplir notre promesse, en nous envoyant la Traduction qu’il a faite du Discours de M. DE BECCARIA.

Nous croyons entrer dans les vues de l’Illustre PROFESSEUR dont il est l’Ouvrage, en joignant quelques Observations à ce Discours. Un Philosophe tel que lui, [55] chargé de donner à la jeunesse les instructions les plus importantes qu’elle puisse recevoir, celles qui doivent avoir la plus grande influence sur le sort des Empires, & décider du bonheur ou du malheur de l’humanité, n’aspire qu’àprès [sic] l’avantage de pouvoir asseoir ses propres idées sur la base inébranlable de l’évidence. Tant que la Doctrine qu’il s’efforce de graver dans les jeunes & précieuses têtes qui lui sont confiées, conserve pour lui-même quelque chose d’obscur ou d’incertain, il ne s’acquitte qu’en tremblant d’un ministère à la fois si honorable & si pénible, si glorieux & si redoutable. Il sent que les erreurs préjudiciables au genre humain sont des crimes dans ceux que des fonctions à jamais vénérables obligent de les prévenir. Uniquement passionné pour la vérité, il la cherche de toutes les forces de son génie, à travers le cahos des opinions contradictoires de ceux qui l’ont précédé. Il bénit, il aime ceux qui la cherchent avec lui, il chérit C iv [56] les discussions qui peuvent en faciliter la découverte. Se livrer à ces discussions, c’est donc rendre hommage à sa candeur & à la vivacité de ses bonnes intentions, & pour nous servir des expressions d’un Ecrivain célèbre, c’est s’accorder avec lui plutôt que de le combattre.

[57] DISCOURS prononcé le neuf Janvier 1769, par M. le Marquis CÉSAR BECCARIA BONESANA à l’ouverture de la nouvelle Chaire d’ÉCONOMIE POLITIQUE, fondée par S. M. L’IMPÉRATRICE REINE dans les Écoles Palatines de Milan.

Chargé par la bienfaisance auguste de SA MAJESTÉ, de donner des leçons d’économie publique & de commerce, de ces deux sciences importantes, qui en nous enseignant les moyens de conserver & d’accroître les richesses d’un Etat, nous montrent celui d’en faire le meilleur emploi possible; si à la vue des difficultés d’un objet si vaste, ma foiblesse s’effraye, & si la crainte de ne pouvoir les vaincre, est capable d’abattre un C v [58] moment mon courage, il renait bientôt, & acquiert une force nouvelle, quand je pense que je dois donner ces leçons utiles dans ma patrie, où au moins je ne serai point obligé de couvrir la vérité d’un voile artificieux, ni de chercher loin de moi & dans les froides spéculations d’Auteurs morts & inconnus, des exemples ignorés : mais où en fixant à peine les yeux sur tout ce qui s’est fait jusqu’à ce moment dans cette heureuse contrée, il se présente, comme à l’envi, à mes regards, une infinité de monuments illustres, & de preuves vivantes des plus importantes & des plus utiles vérités de l’économie publique. Les terres mesurées (1), les impôts égalisés (2), [59] les Manufactures encouragées; des Tribunaux établis pour veiller sans cesse, les uns à l’accroissement des richesses de la Nation, les autres au progrès des sciences, un nombre infini de bienfaits, dont notre très auguste SOUVERAINE se plait à combler ses Sujets, & parmi lesquels on doit compter, comme un des plus grands sans doute, celui d’avoir confié l’administration de cet Etat à un personnage illustre (3), aussi versé dans les connoissances de la saine littérature que dans les maximes d’un sage Gouvernement, & en qui les vertus & les belles qualités dont il est orné brillent avec d’autant plus d’éclat, qu’elles sont placées dans un rang plus élevé.

Sous une administration si douce & si éclairée, à l’ombre triomphale des lauriers impériaux, l’humble & paisible C vj [60] laurier des muses, autrefois aride & languissant, recouvre sa force & sa fraîcheur, & l’on voit renaître dans la Patrie de Cardan (4) ces arts& ces sciences, sans le flambeau desquels le Peuple imbécile s’abandonne à l’engourdissement & au sommeil d’une ignorance léthargique, ou rampe confusément & en désordre, derrière une foule de préjugés ruineux.

Tous les règlements à faire sur un objet aussi intéressant, n’ont point encore été prévus & dictés par notre Auguste SOUVERAINE. Cependant Elle nous ordonne aujourd’hui, par une suite de sa généreuse bienveillance pour ses Peuples, d’enseigner publiquement cette science, que l’excès d’une prudence, encore moins inutile qu’elle n’étoit pernicieuse, avoit jusqu’ici dérobé aux yeux & à l’examen du Public : précau-[61]tion d’autant moins sage, que toutes les sciences, & principalement les sciences politiques, ne s’agrandissent & ne s’approchent de l’évidence, qu’à mesure qu’elles passent par un plus grand nombre de génies différents ; que la lumière universelle & le frein de l’opinion publique préviennent les abus : que sans cette lumière, mille préjugés s’opposent souvent aux dispositions les plus sages, & empoisonnent dans l’ame des Sujets les résolutions les plus salutaires : que des craintes ridicules, des préventions odieuses, des erreurs accréditées & soutenues par la stérile habitude, résistent au progrès des nouveautés les plus utiles, & par conséquent les plus redoutées ; que c’est en répandant dans l’esprit de la multitude les lumières bienfaisantes de la raison, qu’on fait évanouir à ses yeux les fantômes dangereux qui l’aveugloient ; & que l’obéissance due aux premiers ordres de l’Etat, [62] devient d’autant plus prompte & plus douce, qu’elle est raisonnée & volontaire.

Il est donc démontré de quelle utilité il seroit, que de telles sciences fussent protégées par l’autorité publique & cultivées par les Citoyens qui aspirent à se rendre dignes de la confiance du Souverain, & à devenir un jour les dépositaires sacrés& jaloux des intérêts du Prince & de la Nation.

Il ne faut pas croire que dans les combinaisons politiques imprévues, une expérience aveugle & une habitude méchanique, sans le secours d’un raisonnement profond, tiennent lieu de principes sûrs & de maximes bien réfléchies: ce n’est pas assez de posséder les vérités générales, si l’on ne descend aux vérités particulières (5), qui dans les différents [63] points de vue de cette science, ont une [64] infinité de modifications différentes. Il [65] ne suffit pas par exemple de savoir que [66] quatre moyens principaux contribuent [67] le plus à faire fleurir le Commerce d’un Etat ; c’est-à-dire, la concurrence dans [68] le prix des choses, l’économie de la main d’oeuvre, le bon marché dans le transport, & le bas intérêt de l’argent (6) ; qu’on anime & vivifie l’indus-[69]trie, en diminuant les droits d’entrée sur les matières premières & les droits [70] de sortie sur les matières mises en oeuvre, & en aggravant ceux d’entrée [71] des matières mises en oeuvre, & de sortie des premières (7) ; que le résultat de [72] toute opération économique est de [73] produire parmi les membres d’une [74] Nation la plus grande quantité pos-[75]sible de travail & d’actions, & qu’en Dij [76] cela seul consiste sa vraie & première [77] richesse, beaucoup plus que dans la Diij [78] quantité d’un métal précieux, signe [79] uniquement représentatif, toujours prêt D iv [80] à accourir aux cris du travail & de [81] l’industrie, & qui suit malgré tout {D v}[82] obstacle des mains lâches & énervées [83] de l’indolence. Il ne suffit pas, dis-je, de {D vj}[84] connoître ces maximes (8), il faut enco-[85]re savoir les combiner avec les différen-[86]tes situations de chaque pays, ses diffé-[87]rents degrés de population, son climat, [88] la fertilité naturelle ou artificielle de ses [89] terres, les besoins & le caractere des [90] Peuples voisins ou limitrophes, la nature [91] différente de ses productions, & des arts que ces productions entretiennent (9).

[92] Outre toutes ces considérations, il ne faut jamais perdre de vue le caractère général de l’homme, pour qui un obstacle est un frein plus sûr qu’une défense ; [93] qui sans penser à l’intérêt à venir, se précipite aveuglement vers l’intérêt présent [94] & immédiat ; ami du changement & de la nouveauté, mais qui dans le cours ordinaire des choses, suit plutôt un exemple qu’il n’obéit à un raisonnement ; qui veut faire beaucoup mais avec le moins de travail possible; animé ou retenu par la certitude qu’il a d’un profit ou d’un désavantage réel ; découragé & avili [96] dès que cette certitude lui manque & qu’il est soumis à un caprice arbitraire.

C’est de ces principes & de quelques autres aussi grands & aussi lumineux, appliqués avec un soin exact & assidu aux circonstances particulières d’un état, qu’il faut nourrir les esprits faciles d’une jeunesse ardente, pour l’accoutumer à cet esprit profond de calcul, & de comparaisons rapides, qui va surprendre la vérité dans ses replis les plus impénétrables, & par qui seul [sic] la science législative peut parvenir à sa perfection.

L’économie publique portera ainsi son flambeau dans les détours obscurs de la Jurisprudence particulière, & alors celui qui traite ou qui juge les affaires des Citoyens, auxquelles se trouvent souvent liées, par un intérêt commun, les affaires des Corps publics, pourra en s’écartant des régles incertaines & trompeuses de l’équité particulière, avoir sans cesse en vue, dans l’interprétation [97] des cas indécis & douteux, la loi sans bornes de l’utile, & les règles éternelles de l’équité universelle, toutes établies sur les maximes de l’économie publique (10).

[98] Jamais il ne peut se flatter d’atteindre à la perfection dans l’étude d’une scien-[99]ce, celui qui se restreint absolument à ses limites, & néglige les sciences voisines ou analogues. Un cercle immense embrasse toutes les verités; plus incertaines & plus confuses, à mesure qu’elles sont plus restreintes & plus limitées; plus simples, plus grandes & plus sûres, si elles s’étendent dans un espace plus vaste, & s’élevent à un point de vue plus éminent.

Pour s’en convaincre il suffit de se rappeller les temps & les lieux, où (tandis que toutes les sciences ensevelies dans le silence de l’anarchie féodale, n’osoient mêler leur voix au bruit des armes) la jurisprudence particulière étoit devenue la législation publique. Empêcher au dedans la libre circulation des denrées: arrêter par des procédures E ij [100] lentes & simétriques [sic] les operations rapides & pressantes du commerce : imaginer d’enrichir un Etat, en retranchant par des réformes mal entendues, sur la dépense des particuliers opulents; & clessécher par-là les sources de l’industrie, émousser l’aiguillon du travail, éteindre l’espoir d’une condition meilleure, qui est l’ame & la vie de tout corps politique : soumettre, pour ainsi dire, à une discipline monastique, les corps des Artisans, en les resserrant en autant de factions rivales & contentieuses, qui se prescrivent entre elles des loix & des impositions ; causes funestes de la langueur & de la décadence des arts, qui ne vivent que de liberté & d’indépendance : laisser enfin un champ libre à des dispositions, plus respectables par leurs motifs que salutaires par leurs conséquences naturelles, qui se réduisoient à établir cette règle antipolitique ; que la paresse soit entretenue par la bienfaisance publique, & que l’on [101]enleve à la fatigue & à la sueur la récompense qui leur est due : tels sont une partie des effets de l’habitude de restraindre dans les bornes de la justice particulière, la jurisprudence qui devroit embrasser tous les plus grands principes de la morale & de la politique (11). E iij [102]

D’ailleurs la science de l’économie publique ne peut qu’aggrandir encore, & anoblir les vues particulières de l’économie domestique, puisqu’elle fournit à chaque individu les moyens de lier son utilité propre à l’utilité générale. En s’accoutumant à étudier les intérêts de la société, & en se familiarisant avec les idées du bien universel, l’attachement [103] naturel que nous avons pour nos propres raisonnements, & pour tous les objets qui excitent en nous tant de plaisirs intellectuels, réveille & ranime dans nos ames l’amour de la patrie. Nous ne nous considérons plus comme des parties isolés du tout, mais comme les enfants de la Société, des Loix, du Souverains [sic] : la sphère de nos idées s’aggrandit, les passions qui en altéroient la force & la vivacité perdent de leur Empire, les affections sociales s’étendent ; l’imagination & l’habitude leur donnent une nouvelle force, & en mesurant les objets dans leurs vraies dimensions, nous nous éloignons de toutes les vues basses & pusillanimes, qui naissent toujours du faux calcul des choses.

Alors, en comparant les diverses professions des hommes, nous voyons avec une surprise mêlée d’attendrissement, cette chaîne mutuelle de services E iv [104] & d’obligations réciproques; & ces professions différentes nous deviennent chères & respectables, non en proportion de la magnificence & du faste qu’elles étalent, mais de l’utilité qu’elles apportent, & des difficultés qu’elles ont à vaincre. Alors, nous savons apprécier l’orgueilleuse inaction du Citoyen, qui passe au sein de la misère & de l’indolence, ses jours oisifs à contempler l’image de ses ancêtres, usée par le tems, & l’industrie laborieuse & bienfaisante du grossier Agriculteur (12) ; & en admi-[105]rant le solitaire & l’austere Cénobite, nous apprenons à estimer l’humble pere de famille, qui partage un pain baigné de ses sueurs avec les tendres nourrissons de la Patrie.

Enfin, de quel avantage ne doit pas être l’étude d’une science qui ne se renferme point dans la solitude d’un cabinet, qui ne roule point sur des objets peu connus ou peu familiers, mais dans les différents points de vue de laquelle E v [106] nous sommes au contraire ramenés sans cesse par quelque événement journalier, & dont nous avons à chaque instant occasion d’appliquer les principes. En nous éclairant intérieurement de cette lumière douce & paisible que répand dans nos esprits, l’étude approfondie des sciences, celle-ci nous sauve de la contagion de ces préjugés trop respectés, qui nous sont transmis par une tradition domestique, & étouffe ces plaintes habituelles d’une multitude toujours chagrine & mécontente, parcequ’elle est toujours ignorante, & conséquemment encline au soupçon & à la méfiance.

Cependant une science si utile & si nécessaire, a été des dernieres à se développer dans l’esprit humain, & n’est point encore parvenue au haut degré de perfection, dont elle paroit susceptible. Tous les arts & toutes les sciences sont nés de nos besoins : soit des besoins pri-[107]mitifs, c’est-à-dire, de ceux que l’homme encore solitaire & abandonné à lui-même, ressent nécessairement; soit des besoins sécondaires, c’est-à-dire, de ceux que ressentent les hommes réunis en société, en s’observant & s’imitant les uns les autres, tels que sont la curiosité, le desir de se distinguer, de fuir l’ennui, &c. Tandis que d’un côté il leur devient plus facile de satisfaire aux nécessités naturelles, de l’autre l’activité de l’esprit humain augmente, par le rapprochement intime des êtres pensans. L’économie publique & le commerce, ont donc toujours existé parmi les hommes, dès qu’ils ont été réunis de quelque manière que ce soit ; en tout tems il y a eu un échange réciproque de choses pour des choses, superflues ou nécessaires, d’actions pour des choses, d’actions pour des actions : voilà le principe de tout commerce. En tout temps les hommes réunis par quelque motif, ont été for-E vj [108]cés, pour maintenir cette union & en atteindre le but, de concourir par un certain nombre d’opérations au bien commun, & de confier la direction où le produit de ces opérations à un souverain Magistrat : voila le principe de toute espèce de finance & d’administration. Mais les hommes n’étoient point amenés à la découverte, ni dirigés dans l’étude de ces premières connoissances, par une chaîne de réflexions & de vérités déduites avec ordre les unes des autres, & tirées de la somme totale des besoins sociaux; l’opportunité seule des circonstances déterminoit leurs opérations, qui variables & inconstantes comme le moment qui les avoit fait naître, n’étoient jamais dictées que par la présence inquiéte du besoin, ou par la crainte inconsidérée d’un mal pressant momentané (13).

[109] Il falloit donc une multitude de siècles & une suite infinie de faits & d’expé-[110]riences, pour hâter le progrès lent & confus des hommes vers les sciences [111] économiques, & pour produire cette foule de petites circonstances, qui déterminât quelque génie heureux & hardi à porter la lumière sur de semblables objets, à travers tous les obstacles qu’opposoient à ses efforts les différents intérêts particuliers, & les illusions fantastiques de la prévention & de l’erreur. En effet, si nous ramenons nos regards vers les premiers siècles, nous verrons les hommes rares sur la terre, en comparaison de la population présente, mais trop nombreux cependant, eu égard au peu de ressources que la nature offroit à leurs besoins, arrêtés par des fleuves qu’ils n’osoient passer, des montagnes qu’ils ne pouvoient franchir, trafiquant à peine des denrées les plus nécessaires [112] à la vie, & que tour à tour ils s’arrachoient des mains, à force armée (14). La première profession des hommes fut celle de chasseur, parcequ’elle étoit la plus facile & la plus nécessaire. L’exercice continuel de cette profession leur [113] apprit à connoitre les bêtes de pâturage, & ils devinrent Pasteurs. Le loisir d’un état plus doux & tranquille augmenta alors en eux l’esprit d’observation, bien-tôt ils surent distinguer les effets commerçables, & les douceurs d’une vie moins grossière & moins féroce redoublèrent leur inclination pour le commerce. Cependant les besoins croissants avec la population, il fallut recourir à l’art pour aider les productions de la nature, & les hommes devinrent agriculteurs. Mais ce qui, en les rendant plus actifs, contribua encore plus à les perfectionner, ce fut la révolution nouvelle que produisit dans l’ordre des choses la découverte des métaux.

La solidité qui les rend propres à l’emploi des arts, l’ambition de se signaler par un monument durable de force & d’industrie, la tremblante sollicitude des mortels empressés d’offrir à la Divinité [114] ce qu’ils avoient de plus utile & de plus précieux, fit rechercher & estimer les différents métaux en proportion de leur rareté, & des peines que coutoit leur recherche. En les divisant en especes uniformes, & d’un détail commode & facile, on en fit peu-à-peu le signe d’échange, & par conséquent de représentation universelle de toute denrée (15), [115] comme pouvoient l’avoir été avant cette découverte les productions les plus nécessaires, & d’un usage plus commun. Voilà l’origine de la monnoie, vehicule

puissant qui facilita les mouvements & hâta les progrès de la machine politique. Enfin, l’audacieuse intrépidité avec laquelle les habitans des côtes maritimes franchirent l’effrayante immensité des mers, multiplia les communications, le mouvement & l’échange réciproque des choses utiles & commodes à la vie.

L’Asie, selon les époques que nous connoissons, fut la première place de commerce. Le bruit que firent dans l’univers les fameuses navigations des Pheniciens retentit encore parmi nous. L’in-[116]dustrie infatigable de ces hardis navigateurs, attiroit à eux de l’Orient, de l’Afrique, de l’Europe, tous les dons que la nature refusoit à leur territoire aride & borné, ils échangeoient ces productions, couroient les reverser dans les lieux qui en manquoient, & par une infinité de voyages & de transports différents, alloient rendre tributaires (16) [117] les Nations encore renfermées dans leur Pays, dont elles n’osoient franchir les [118] limites, & occupées aux guerres intestines qu’excitoit entr’eux la jalousie.

Suivant une époque plus certaine, Carthage, Colonie des Phéniciens, s’élève, sur la méditérranée, des ruines de Tyr & de Sidon. Elle embrasse par le moyen de la Mer Rouge, & des Ports d’Elath & d’Asiongaber, les Côtes orientales d’Afrique ; devient la distributrice de l’or & des parfums les plus précieux; avance dans la Méditerranée, pousse ses flottes jusqu’aux Côtes occidentales; tire des Espagnes la laine, le fer, le coton, l’or & l’argent, arrive jusqu’aux Isles Cassiterides, aujourd’hui Britanniques, pour y prendre le plomb & l’étain. Cependant la Grece fleurit au sein de la liberté, & produit les inventions [119] les plus sublimes de l’esprit humain: mais divisée continuellement en Républiques jalouses qui la déchirent, & ne se reunissent jamais que pour defendre contre les Barbares leur propre indépendance, il semble que les troubles intérieurs d’une démocratie tumultueuse, la sévérité spartiate & l’orgueilleuse rigidité de ses moeurs guerrieres, ne lui aient pas permis de faire du commerce sa principale occupation.

Les Phocéens, Colonie d’Athenes, fondent Marseille, émule constante de Carthage, tandis que Rome naissante, commence à sortir de son obscurité. Mais elle en sort, déja ambitieuse & conquérante, profite de l’alliance des Républiques rivales de Carthage, pour la détruire, & après l’avoir détruite, se soumet peu à peu ces même alliés, & se les rend tributaires ; politique de Rome, qu’elle a toujours conservée.

Avant cette époque, Alexandre avoit [120] déja fondé un nouvel Empire. L’Egypte jusqu’alors inabordable & l’Inde antique s’ouvrent à son génie conquérant : leurs mers gémissent sous le poids de ses flottes. Il bâtit Alexandrie, seconde place des deux Commerces d’Orient & d’Occident. Cette [sic] état d’opulence dure jusques sous le règne des Ptolomées : mais Rome enfin passe avec ses armes victorieuses sur tous ces monumens de l’ancienne industrie, engloutit toutes ces richesses; & les tributs immenses de tant de Provinces forment la seule économie publique de l’Empire Romain. Le transport de cet Empire à Bysance, fait par Constantin, époque féconde de tant d’événements qui en furent la suite, établit autour de l’Hellespont une vive fermentation d’affaires politiques & économiques ; mais la masse immense de cet Etat, & la majesté imposante d’un Peuple conquérant, devant lequel, autour d’un centre où venoient se ren-[121]dre

tous les tributs de l’univers, n’osoit s’élever la voix impérieuse du besoin des Peuples barbares ou découragés qui l’environnoient, manquoient encore de cet aiguillon vif & puissant, qui nait de la comparaison utile d’une Nation, avec une Nation émule & plus florissante. Cependant la misère & l’esclavage, en jettant le desespoir dans tous les coeurs, y vinrent éveiller le courage. L’Empire d’Occident tombe en ruine, les Peuples du Nord le sappent & le déchirent, tous les Arts meurent avec lui, toute espèce d’industrie s’éteint ; l’italien seul, ce Peuple actif & inquiet, conserve un commerce & une navigation. L’ancien esprit républicain respire encore sous les cendres de l’Empire Romain. L’Italie rompt peu à peu les chaines, dont l’avoit chargée un Peuple ignorant & feroce. La liberté & l’industrie Vénitienne s’élevent du fond des marais de l’Adriatique, Gênes, Pise & F [122] Florence se combattent tour à tour, mais conservent vis-à-vis de l’Europe entière, le domaine des mers, & la supériorité des Manufactures. Les flottes italiennes sont seules, par Alexandrie, le commerce du Levant, & les Nations Européennes livrent toutes les matières premières à l’Italie, qui seule savoit les mettre en oeuvre ; tandis qu’en proye aux ravages du Gouvernement féodal qui éteint l’activité & affoiblit les ressorts de toute administration, elles gémissent sous un despotisme d’autant plus désastreux qu’il est plus foible & plus multiplié. Les navigations des Italiens vers le Nord, font de la Flandres un dépôt de commerce. L’exemple qu’ils ont sous les yeux, réveille les Flamands & les rends [sic]] les seconds manufacturiers de l’Europe. Les facilités que les Comtes de Flandres accordent aux Négociants, animent cette Nation, que bientôt après le refus des mêmes facilités décourage. [123] ]D’autres Nations profitent de la faute de celle-ci, pour lui succéder, & l’on voit à sa place l’Angleterre, la France, la Hollande, l’Allemagne, par l’union des Villes Anséatiques, entrer en possession d’une partie des richesses & de l’industrie qui avant appartenoient uniquement au génie Italien.

Les Juifs que de tous côtés on poursuit, à l’envi, moins par un zèle mal entendu que par l’avide cupidité de leurs richesses, ont recours, pour les soustraire à des recherches tyranniques, à l’invention des lettres de change; époque fondamentale du commerce (17), qui éta-Fij [124]blit entre les Peuples commerçans une communication plus rapide & plus sûre, [125] & conséquemment plus animée. On invente la boussole qui conduit les Portu-F iij [126]gais en Afrique, où ils font de superbes établissements. Barthelemy Diaz double le Cap de bonne espérance, événement fatal à l’Italie qui perd la meilleure partie du commerce d’Orient, c’est-à-dire, les Indes. Peu après Christophe Colomb, un de ces génies audacieux auxquels la timide prudence des esprits médiocres donneroit le nom de chimérique & de romanesque, ouvre à l’Espagne un nouveau monde, fruit de sa ferme & courageuse persévérance, que long-tems on avoit regardée comme ridicule. L’or qui y brille de toutes parts tente l’avidité des Espagnols, & leur inspire un [127] courage que ne peuvent arrêter ni les hasards d’une Mer vaste & orageuse, ni même l’amour naturel de la vie, qui en ces climats, est empoisonnée dans sa source par l’homicide venin d’une volupté perfide. Des torrents de sang coulent ; des millions de victimes sont immolées, en apparence à la Religion d’un Dieu de paix, mais réellement à la cupidité d’un métal, signe représentatif de tous les plaisirs (18). Après la facile, mais cruelle acquisition de l’or, ses possesseurs immédiats, endormis dans le repos de la jouissance, négligent les arts & l’agriculture, tandis que suivant toujours l’attraction du travail & de l’industrie devenue plus fervente & plus active parmi les Nations encore excluses de l’Amérique, cet or ne fait que passer par les mains engourdies des Espagnols, F iv[128] pour circuler en Hollande, en France, en Angleterre. La nécessité &le désespoir font naître dans les Provinces-Unies la liberté & l’industrie. Quelques Marchands deviennent dans les Indes Orientales Souverains de vastes Royaumes, & le commerce exclusif des épiceries assure à cette Nation une source inépuisable de richesses. En Angleterre, ELISABETH & la sagesse de ses Parlements, portent au plus haut point de supériorité les Manufactures, & affermissent son Empire sur la Mer. D’un côté, le fameux Acte de Navigation anime le courage (19), & de l’autre, ses [129] Compagnies de Commerce, à l’imitation de celles de Hollande, réunissent tou-F v [130]tes les forces de la Nation, & donnent [131] à l’univers le même spectacle que lui F vj[132] donna autrefois Carthage, des Mar-[133]chands conquérants (20). Louis XIV [134] & Colbert relevent en un moment la France (21), en ranimant parmi ses [135] enfans toute espèce d’industrie, & au milieu d’entreprises hardies, de projets [136] ambitieux de conquête, elle nourrit dans son sein tous les beaux Arts, ces [137] Arts du loisir & de la paix qui y fleurissent à l’envi ; mais le coup mortel de [138] la révocation de l’Edit de Nantes, donne, d’un seul trait, aux puissances ja-[139]louses une grande partie de ses forces & de ses ressources.

[140] La lumière des sciences les plus utiles à l’humanité commence à éclairer l’Europe ; son éclat a renversé l’idole ténébreuse de la superstition péripatétique. L’esprit profond & observateur de la philosophie s’étend jusques sur l’économie publique & le commerce. Déja les Anglois ont trouvé dans BACON le permiers [sic] germes de ces sciences que d’autres grands hommes de cette Nation illustre, ont depuis développés & fait éclore. En [141] France, le Maréchal DE VAUBAN, l’égal de XÉNOPHON dans la profession des armes, & de qui nous tenons le seul monument de cette partie de la politique que nous aient transmis les anciens, a fait le premier entendre le langage inconnu de la raison économique (22). Melon, l’im-[142]mortel MONTESQUIEU, Ustariz, Ulloa, le Philosophe HUME, l’Abbe GENO-[143]VESI créateur de cette science en Italie (23), & plusieurs autres, l’ont [144] portée a un tel point, que pour atteindre le dernier degré de persuasion & de-[145]venir d’un usage sûr & commun, il ne lui reste plus que les derniers pas G [146] à faire & non les moins difficiles.

Mais si nous tournions nos regards [147] sur les tems éloignés de notre Patrie, nous découvririons les causes qui nous G ij [148] firent disparoître son antique prospérité. Ce ne fut pas seulement le fleau fulmi-[149]nant de la guerre qui la dégrada, mais ce fut encore la distribution inégale des Tributs, & la multiplicité des administrations qui les rendoient compliquées & confuses. Nous la verrions ranimée depuis & élevée à un nouvel ordre de circonstances heureuses, sous le regne immortel de MARIE-THERESE, dont les loix aussi sages que respectueusement observées, ont anéanti les abus destructeurs du pouvoir arbitraire, réveillé l’industrie, & rétabli la félicité publique. Mais la brièveté du tems & la multitude des détails qui seroient nécessaires pour traiter non-seulement de tant de choses qui nous regardent de si près, mais encore de tant de bienfaits augustes, me contraignent de réserver une discussion si satisfaisante pour le progrès de mes leçons.

G iij[150] Il ne me reste qu’à promettre solemnellement qu’en exposant les principes les plus constans sur l’Agriculture, le commerce, les manufactures, la police interne, les finances, je ne démentirai jamais le devoir sacré imposé à tous ceux qui sont chargés de l’instruction publique, de parler toujours le langage de la vérité, clair, simple, énergique. En rappellant les objets à leur origine, où on peut les considérer dans tout leur jour, & dégagés de tous leurs rapports & modifications ; mes définitions seront plus exactes & non arbitraires. L’évidence naîtra du développement des notions complexes dans leurs principes, & d’une déduction faite avec ordre, des propositions les plus simples aux vérités les plus générales & les plus compliquées. En démontrant celles qui touchent aux maximes économiques, je tâcherai, par de continuelles applications, de m’éloigner de toutes spéculations abstraites & [151] stériles, & de cet appareil imposant de termes scientifiques, par lesquels toutes les sciences semblent mystérieuses & inaccessibles, & j’éviterai avec un soin égal les décisions magistrales & dogmatiques, sous le joug desquels la vigueur originale des esprits s’éteint; leur marche est rallentie par une imitation servile, & les sciences deviennent un amas artificieux de mots de convention.

Chargé d’enseigner une science qui a pour objet les intérêts des Nations entières, & dont l’importance m’effraye, j’espère être aidé & encouragé par l’illustre jeunesse Milanoise, dont l’esprit ardent & docile, & l’ame avide de connoissances utiles surmontera tout obstacle, & secouera ces préjuges barbares qui font fuir la vérité & s’opposent à ses progrès : heureux si par mes soins assidus & pour récompense de mes travaux & de mes veilles, je puis don-G iv [152]ner plus de sujets éclairés à notre AUGUSTE SOUVERAINE, plus de vrais Citoyens à la Patrie, plus d’hommes vertueux, & d’un génie élevé par des connoissances solides, à la Société du genre humain.

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