RdN, I i, Blavet, 1786.L'extrait donné ci-dessous est tiré de la traduction française de La Richesse des nations initialement parue, en feuilleton et sans nom de traducteur, dans le Journal de l'agriculture, des arts et du commerce et des finances, en 1779 et 1780. Cette traduction a fait l'objet de plusieurs utilisations : une réimpression en six volumes in-12 à Yverdon en 1781, distincte du tiré à part de la même date figurant dans la bibliothèque d'Adam Smith; une remise en vente en 1786 d'exemplaires de l'édition d'Yverdon sous l'apparence d'une édition londonienne; enfin une réimpression en 1788 à Paris en 2 volumes in-8°. C'est à cette date que l'abbé Jean-Louis Blavet (1719-1809), qui avait déjà établi la deuxième en date des traductions de La Théorie des sentiments moraux (1774), en a revendiqué la paternité dans une lettre au Journal de Paris (n° 310, 5 novembre 1788, 1319-1320). Une dernière édition de cette traduction révisée a été faite à Paris en 1800 (an 9 de la République).

L'extrait a été transcrit à partir d'un exemplaire personnel de l'édition pirate de 1786 dont les références précises sont : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Traduit de l'anglois de M. Smith. Tome Premier. [Second. Troisieme. Quatrieme. Cinquieme. Sixieme.] A Londres. Et se trouve à Paris, Chez Poinçot, Libraire, rue de la Harpe, près S. Côme, N°. 135. 1786. Cette édition ne présenterait pas de différences avec celle du Journal de l'agriculture. Mais la vérification n'en a pas encore été faite. Par définition, elle n'en présente pas avec celle d'Yverdon. NdE

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CHAPITRE II.

Du principe qui donne occasion à la division du travail.

Cette division du travail dont on retire tant d'avantage, n'est point originairement l'effet d'une sagesse humaine, qui prevoye & qui se propose l'opulence universelle qui en résulte. Elle est la suite nécessaire, quoique lente & graduelle, d'un certain penchant dans la nature humaine, qui ne porte pas ses vues d'utilité si loin, le penchant à troquer, brocanter & échanger une chose pour une autre.

[24] Que ce penchant soit dans notre nature un des principes originaux dont on ne peut rendre de raison ultérieure, ou qu'il soit, comme il paroît plus probable, une suite nécessaire des facultés du raisonnement & de la parole ; c'est une recherche qui n'est pas de mon sujet. Il est commun à tous les hommes, & ne se trouve pas dans les animaux, qui semblent ne connoître ni cette espece de contrats ni toute autre. A voir deux levriers courir le même lievre, on seroit quelquefois tenté de croire qu'il y a quelque concert entr'eux. Chacun d'eux le pousse vers son compagnon, ou tâche de l'attraper quand son compagnon le pousse vers lui. Ce n'est pourtant pas l'effet d'un contrat, mais de la rencontre accidentelle de leurs passions qui se tournent vers le même objet. Qui a jamais vu deux chiens faire entr'eux véritablement & de propos délibéré l'échange de deux os ; ou quelqu'animal que ce soit faire entendre à un autre animal : ceci est à moi ; cela est à vous ; je troquerois volontiers avec vous? Lorsqu'un animal a besoin d'obtenir quelque chose d'un homme ou d'un autre animal, il n'a pas d'autres [25] moyens de persuasion, que de gagner sa faveur. Un petit caresse sa mere, & un épagneul employe mille souplesses pour engager son maître qui dîne, à lui donner quelque chose à manger. L'homme use quelquefois des mêmes moyens avec ses freres, & quand il ne peut les amener autrement à satisfaire ses inclinations, il s'efforce de capter leur bienveillance par toutes sortes d'attentions serviles & capables de les flatter. Mais il n'a pas en toute occasion le tems de leur faire ainsi sa cour. Dans une société civilisée l'on a besoin à tout instant de la coopération & de l'assistance de beaucoup de monde, & la vie entiere suffit à peine pour se concilier l'amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les races d'animaux, dès qu'un individu atteint l'âge de maturité, il est absolument indépendant, & s'il reste dans son état naturel, il peut se passer du secours de toute autre créature vivante. Mais l'homme a presque toujours besoin du secours de ses semblables ; & s'il l'attendoit de leur bienveillance seule, il y compteroit vainement. Il sera bien plus sûr de l'obtenir en intéressant leur amour-propre en sa faveur, & en leur [26] montrant leur avantage personne dans ce qu'il demande d'eux. C'est aussi la maniere dont s'y prend quiconque offre de faire un marché avec un autre. Donnez-moi telle chose qui me manque, & je vous en donnerai telle autre qui vous manque, est le sens de toute offre de cette nature, & c'est ainsi qu'on se procure les uns de la part des autres presque tous les bons offices qui font le commerce de la société. Ce n'est point de l'affection du boucher, du brasseur, & du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de l'attachement qu'ils ont à leur intérêt personnel. Ce n'est point à leur humanité, mais à leur amour-propre que nous nous adressons, & nous ne leur parlons jamais de nos besoins, mais de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui prenne volontairement le parti de dépendre principalement de la bonne volonté ou de la charité de ses concitoyens. Encore n'en dépend-il pas entierement. Il est vrai que la charité des bonnes ames lui fournit tout le fonds de sa subsistance. Mais quoique cette charité soit la source d'où il tire en derniere analyse de quoi subvenir à toutes les nécessités de la vie, cependant il ne laisse pas d'y pourvoir [27] dans l'occasion, comme les autres pourvoyent aux leurs, par traité, par échange, par achat. Avec l'argent qu'un homme lui donne, il achete de quoi se nourrir ; il change de vieux habits qui lui conviennent mieux, contre le logement ou des alimens, ou enfin contre de l'argent avec lequel il peut satisfaire à ses différens besoins.

Comme la disposition à troquer est le principe de la plupart des services qu'on se rend mutuellement, elle est aussi le principe qui donne occasion à la division du travail. Dans une horde de chasseurs ou de bergers, un particulier fait, par exemple, des arcs & des fleches avec plus de promptitude & d'adresse qu'aucun autre ; souvent il en donne à ses compagnons pour du bétail ou du gibier, & il trouve à la fin qu'il a plus de bétail & de gibier que s'il alloit lui-même à la chasse. En ne consultant que son intérêt propre, il fait des arcs & des fleches son affaire capitale, & il devient une espece d'armurier. Un autre excelle à construire & à couvrir des cabanes ou de petites maisons roulantes ; par-là il se rend utile à ses voisins qui le ré-[28]compensent de même avec du bétail ou du gibier. Il trouve ainsi son compte à se dévouer entierement à cette occupation, & le voilà devenu une espece de charpentier. Un troisieme devient de la même maniere forgeron ou chauderonnier, un quatrieme tanneur, &c. La certitude de pouvoir échanger le surplus de son travail inutile à sa consommation contre la portion du produit du travail des autres qui lui est nécessaire, fait que chaque individu s'adonne à une occupation particuliere, & l'encourage à cultiver & à perfectionner le talent ou le génie qu'il se sent pour elle.

Il y a bien moins de différence qu'on ne pense entre les talens naturels des hommes ; & le génie qui paroît les distinguer dans les professions qu'ils exercent à un certain âge, est souvent moins la cause que l'effet de la division du travail. Prenons pour exemple un philosophe & un porteur de chaise, deux être d'un caractere fort éloigné ; il semble que la différence entr'eux vient plutôt de l'habitude, de la coutume & de l'éducation que de la nature. Peut-être que leurs parents & leurs petits camarades n'en voyoient [29] guere, & qu'il y avoit en effet beaucoup de ressemblance entr'eux, & quand ils sont venus au monde, & pendant les six ou huit premieres années de leur existence. Mais à cet âge ou bientôt après, on est livré à des occupations bien différentes. La différence des talens commence alors à se faire appercevoir, & par degrés elle augmente au point que la vanité du philosophe n'y reconnoît presqu'aune [sic] ressemblance. Mais sans la disposition à troquer, brocanter & échanger, chaque homme seroit obligé de se fournir à lui-même toutes les nécessités & les commodités de la vie ; tous auroient les mêmes fonctions à remplir, les mêmes ouvrages à faire, & ôtez la différence des occupations, à quoi se réduiroit celle des talens.

Cette même disposition qui occasionne une différence si frappante dans les talens, est encore ce qui la rend utile. La nature a mis dans plusieurs races d'animaux reconnus pour être de la même espece, une distinction de génie bien plus marquée que celle qui paroît entre les hommes pris antérieurement à la coutume & à l'éducation. Par la nature, un philosophe n'est [30] pas la moitié si loin d'un porteur de chaise pour le génie & les dispositions, qu'un mâtin l'est d'un levrier, celui-ci d'un épagneul, & ce dernier d'un chien de berger. Cependant ces races d'animaux, quoique de la même espece , ne sont presque d'aucune utilité les unes aux autres. Du moins la force du mâtin ne tire aucun secours de la vitesse du levrier, de la finesse d'odorat de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Faute de la faculté ou propriété qui nous porte à troquer ou à échanger, les effets de ces divers instinct, génies ou talens ne peuvent être mis en commun, ou du moins ne contribuent en rien au bien-être de l'espece. Chaque animal n'en est pas moins obligé de se pourvoir & de se défendre lui-même séparément, comme s'il étoit seul, & il ne retire aucun profit de cette variété des talens par où la nature a distingué ses compagnons. Parmi les hommes, au contraire, les génies les plus dissemblables se rendent service les uns aux autres ; par la disposition aux trocs & aux échanges, leurs talens respectifs forment, pour ainsi dire, une masse ou un fonds commun où chaque particulier peut ache-[31]ter les productions des talens d'autrui & s'en aider quand il en a besoin.

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